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Stratégies spatiales et iconiques du « Théâtre aux frontières » #2


C.2.3. Théâtre aux frontières. Performings Borders



Espace frontal médié (Milo Rau), techniques de l’espace (Thomas Bellick)

et face-à-face (Brett Bailey)


Nous ne traversons pas la frontière, nous sommes traversés par elle.

Slogans mexicain contre le mur de la frontière Mexique - Etats-Unis


La démarche menée par un « théâtre aux frontières » est donc bien de se réapproprier ou de nier les images circulant dans un imaginaire collectif vague, mais tout du moins produit en grande partie par des dispositifs institutionnels et économiques ; or, la figure du « migrant », réfugié ou exilé, hante tout particulièrement les imaginations occidentales. Utiliser de nouveaux outils spatiaux ou faire du théâtre lui-même un espace transitoire sont des modes d’action et de création afin de redéfinir ces figures. Suivant ce positionnement, la première intervenante Manon Worms présente trois « installations – spectacles » : Empire de Milo Rau (2017), Simple as ABS #1 Men vc Machine (2015) de Thomas Bellinck et Sanctuary de Brett Bailey (2017). Selon elle :


Ces démarches artistiques transgenre et transnationales, où la volonté de représenter les parcours migratoires a de fortes répercussions esthétiques, [conduisent] les artistes à déplacer d’autres types de frontières, celle entre les disciplines artistiques et les réseaux institutionnels.


En effet, toutes ces productions artistiques utilisent non seulement des procédés relevant de différents champs disciplinaires – arts de la scène et arts plastiques – institutionnels – en cela que les établissements culturels présentant du théâtre ou des œuvres d’art ne répondent pas à de même logiques ou grammaires – mais elles furent également toutes produites au sein de festivals européens pluridisciplinaires et transculturels, par des artistes ne venant pas à l’origine du théâtre.


Empire de Milo Rau questionne l’Europe au travers les trajectoires de quatre personnages, performés par des comédiens aux origines différentes : un kurde, un roumain, un syrien, un grec. Théâtre documentaire où se nouent histoires vécues, histoires rejouées et histoire rêvés, entremêlement de témoignages et de fictions, Empire tente de confronter le mythe de l’Europe à sa réalité : un continent clos, marqué par des flux migratoires et leur rejet, hanté par la peur d’une perte d’identité alors que ses origines mythiques sont celles d’un peuple ouvert sur la Méditerranée, au croisement de plusieurs grands Empire. Les personnages de la pièce sont le fruit de ces alliages entre rencontres réelles, biographies des comédiens et récits fictionnel. Pour ce spectacle, Milo Rau choisi un dispositif de théâtre-vidéo ; revenant à une scénographie frontale et intégrant la vidéo comme élément scénique et dramaturgique, Milo Rau mêle vue de scène de guerre et performance filmique. Ainsi, la technologie HF et les gros plans, images-affect selon une terminologie deleuzienne, permet une intimité avec la paroles des comédiens. Ce dispositif, utilisé entre autres pour son spectacle La Reprise, montre en quoi la question de l’image reste omniprésente dans les récits proposé par Milo Rau. Ce passage par l’intime, transmis au moyen de l’outils vidéographique, est un moteur de re - subjectivation des migrants et d’un même coup, de l’identité qu’ils forment pour l’Europe. De même, Thomas Bellinck s’approprie la technologie logistique de Frontex pour monter un spectacle à mi-chemin entre théâtre et performance. L’agence Frontex, crée en 2004, est présentée par le site web officiel de l’Union Européenne comme :


aide [aux] Etats membres de l’UE et [aux] pays associés à l’espace Schengen à gérer leurs frontières extérieures. Elle contribue également à harmoniser les contrôles aux frontières et au sein de l’UE. Elle facilite la coopération entre les autorités de surveillance des frontières dans les différents pays de l’UE, en leur fournissant une expertise et un soutien technique.[1]


De plus, l’agence Frontex coordonne les opérations de retour « afin de promouvoir l'organisation de vols groupés à l'échelle européenne ». En d’autres termes, l’agence Frontex tente de bloquer les mouvements migratoires, contraignant par la même les migrants à modifier sans cesse leurs itinéraires au risque de leurs vies, et de passer outre les accords internationaux permettant un statut de réfugié. Men VS Machine, premier volet de la série Simple as ABC, s’approprie le système de surveillance Situation Move de Frontex ; en utilisant les techniques et le langage des organismes européens, Men VS Machine cherche à comprendre leurs systèmes, leurs logiques et leurs intentions. Déconstruire sur un scène une telle mécanique organisationnelle permet aux spectateurs de sentir et de percevoir le discours sous-jacents des pays européens : celui d’un rejet de l’Autre au prix de milliers de vies, celui d’une « machine migratoire européenne »[2] comme « processus d’objectivation des êtres », moyen de « virtualiser les relations pour mieux contraindre les corps physiques » . Face à une telle complexité des rapports, déconstruire et passer par l’intime devient une stratégie adoptée par l’artiste afin de mettre fin un cercle de violences, physiques comme symboliques : « complexity produce brutality »[3]. Enfin, Sanctuary de Brett Bailey recréer le dispositif du musée et notamment du musée humain, déjà utilisé dans son œuvre polémique Exibit B. Définie comme une « installation performance »[4] ou une exposition – théâtre, Sanctuary emploie les mêmes principes que le théâtre – documentaire : mêlant témoignages individuels, récits fictionnels, et histoires personnels des performeurs, cette installation est performée par « des citoyens européens, des migrants et des réfugiés dont les sanctuaires ont été brisés »[5]. Face à un monde où chacun fuit son pays dans la promesse d’un avenir meilleur sans pour autant trouver d’hospitalité, Brett Bailey répond en organisant plastiquement douze tableaux vivants, des « chez-soi » où les performeurs font face au public, racontant par divers moyens l’histoire de leur personnages et de leur parcours. Ainsi, par groupe de six ou sept, le spectateur déambule dans un labyrinthe au cheminement précis, dirigé par un guide à la voix monotone. Avec cette œuvre, Brett Bailey parvient tant à réhabiliter la notion de sanctuaire qu’à dénoncer l’enfer labyrinthique dans lequel sont pris les migrants. Manon Worms explique que ces douze micro-installations plonge le public dans une frontalité très extrême : elle est l’incarnation du « je te vois, me regardes-tu aussi ? » donnant, par cette disposition, une parole directe et un regard aux invisibles. Selon elle, au-delà d’une notion du chez-soi comme sanctuaire, cette œuvre fait directement référence aux « territoires - sanctuaires » édifiés par les régimes politiques, ceux-ci édifiant des lieux protégés ou lieux sacrés où nous ne pouvons renter sans agression. De plus, Brett Bailey interroge ici le lien entre conventions du musée et conventions au théâtre : ni le spectateur de théâtre ni celui d’exposition n’est pas habitué à se tenir face à des personnes, à les fixer et à être fixer. Ce dispositif spatial renvoie d’une part à notre société, où chacun détourne le regard face ce qui se passe réellement, et d’autres part à la frontière comme convention qu’il est donc possible de subvertir ou déplacer, tout comme l’artiste le fait avec sa pratique artistique. « Ce face-à-face nous éloigne des images et de leur capacité à réduire les réfugiés à de seuls réfugiés, migrants » nous dit Manon Worms ; ce travail de déplacement intérieur et de déplacement des formes permet de déplacer le regard du spectateur. Ces nouveaux régimes de regard comment les outils spatiaux permettent de confronter plusieurs corps : ceux actifs du spectateur et ceux parfois désactivés des migrants, répétant en cela une disposition sociale. Ainsi, la performativité des frontières est-elle à l’œuvre chez ceux qui regardent, ces spectateur nomades européen?

[1] Site web official de l’Union Européenne.

[https://europa.eu/european-union/about-eu/agencies/frontex_fr].


[2] Simple as ABC #2 Keep Calm and and validate, 4ème Biennale des écritures du réel, site du Théâtre La Cité.

[http://www.theatrelacite.com/simple-as-abc-2-keep-calm-and-validate/],


[3] Thomas Bellick, lors de sa conférence à l’EASTAP (European Conference for Study of Theatre and Performance) au sujet de son œuvre Domo de Eüropa Historio en Ekzilo (2018).


[4] A propos de Sanctuary de Brett Bailey. [http://www.quaternaire.org/fr/brett-bailey/sanctuary-0].


[5] Ibidem. .

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