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À la recherche de la magie. Rencontre avec la compagnie italienne Kepler 452.

Updated: Jul 10, 2021


Quelque part en Italie, il y a un garçon avec un vélo. Quelque part en Italie, il y a quelqu'un qui commande une pizza. Il y a quelqu'un qui n'a pas été pris dans les bras depuis des mois, qui ne regarde ni n'est vraiment regardé. En ce moment même, un policier interroge un garçon noir, et laisse tranquille a un garçon blanc. Ce garçon sur un vélo en Italie pourrait être n'importe où dans le monde. Mais il est en Italie. À Bologne, pour être plus précis.

Le nom de cet homme est Nicola Borghesi. Il fait partie d'une compagnie de théâtre qui s'appelle Kepler 452. Au milieu de l'enfermement, de la peur, des mécanismes de contrôle, de la mort, des masques et des respirateurs artificiels, quelqu'un s'est demandé ce qui est essentiel. Nicola et son groupe se sont posés cette question.

Mais avant même la pandémie, ce groupe s'était déjà posé des questions fondamentales par rapport au spectateur. Selon Enrico Baraldi, un des membres de la compagnie, le public italien est un public plutôt âgé. Ils ont cherché un moyen de générer un public plus jeune, de se rapprocher de ce public. Et ils ont réussi. Avant la pandémie, ils ont construit un modèle du spectateur qu'ils voulaient atteindre. Et ils ont cherché un moyen de remplir les théâtres. Pour avoir beaucoup de monde au théâtre. 300, 400, 500 personnes.

Dans cette logique, avant la pandémie, il y avait un spectacle qui marque en quelque sorte la prise de position politique, non pas au sens pamphlétaire mais en comprenant la politique comme une prise de position, comme une manière de procéder. Et cela établit, à son tour, une relation dialectique. Doublement dialectique. D'une part, du groupe au matériau. Et puis, la manière dont ce matériau dialogue avec le spectateur. Ce spectacle était une mise en scène de La Cerisaie de Tchekhov. Mais avant de mettre en scène un texte merveilleusement beau, ils se sont demandés quel est l'intérêt de faire du Tchekhov aujourd'hui ? Et ils ont trouvé que La Cerisaie parle des lieux de la mémoire, la mémoire des lieux que nous avons perdus, la mémoire de l’âme. Borghesi l’explique subtilement : « Un lieu magique qui est magique parce que l’identité de quelqu’un y est dans les murs. C’est animé par l’identité de quelqu’un ».

Ils ont alors rencontré un couple qui vivait dans une maison qu'ils avaient perdue. Ils avaient vécu là pendant 30 ans et l'avaient perdue. Ils les ont mis sur scène. Ils ont rendu visible l'invisible. Ils ont mis en scène cette contradiction. Que ces prolétaires, issus d'une réalité bien éloignée de celle de la majorité des spectateurs qui a assisté au spectacle. Ils ont fait se rencontrer deux réalités très différentes. « On garde cette contradiction et on la met en scène » En mettant en scène cette relation dialectique, donc conflictuelle, il y de la contradiction, il y a de théâtre, il y a de la vraie rencontre. Comme ils le disent : « Cette fonction de créer de rencontre, de rencontre profonde, de véritable connaissance de l’autre » Je n'ai pas eu la chance de voir ce spectacle, mais je suis sûre qu'il devait y avoir là, l’offrande, la chute des masques de l'acteur qui permet de dévoiler l'ÊTRE. Et où ce qui reste est un être humain face à un autre être humain. Ce que je veux dire par tout cela, c'est que même avant la pandémie, il existait déjà dans Kepler 452 un profond désir d’aller vers l'autre, de traverser cet espace infini vers l'autre, et le toucher. Et ils ont toujours cherché, en tant qu'artistes, à rendre cette rencontre possible.

Ensuite, Covid-19, confinements, distanciations et une nouvelle logique s'installe dans le monde. Ils se sont posés la question de savoir comment ils pourraient continuer à faire du théâtre dans le contexte actuel. « La réalité a changé, les règles du monde ont complètement changé, et donc on ne peut pas imaginer de faire du théâtre en se réfèrent aux règles qui était valables auparavant ».

Ils se sont demandés à nouveau quel est l'intérêt de garder une pièce dans le congélateur pendant un ou deux ans, puis de la sortir du congélateur, de la décongeler et de présenter une pièce décongelée. Aucun. Donc ils ont cherché un moyen de faire du théâtre maintenant. Parce que, comme l'a dit Borghesi : « Je veux faire du théâtre maintenant » Dans ce contexte spécifique, avec de nouvelles règles spécifiques, propres à ce moment. Une nouvelle façon de nommer ce théâtre apparaît alors, née d'une conjoncture spécifique. Sous cette forme qu'ils appellent Pandemic Specific, ils ont trouvé un nouveau théâtre qui a su s'adapter astucieusement aux nouvelles règles qui avaient été établies ils ont produit 4 spectacles. Dans le deuxième confinement, les activités essentielles étaient autorisées. Sortir de la maison pour travailler était autorisé. Un garçon effectuant une livraison à vélo était autorisé. Ils ont donc travaillé depuis la fissure, la torsion, l'espace gris, exposant l'absurdité des mesures capitalistes de cette pandémie et ils ont créé Consegne. Ils expliquent la genèse de ce spectacle de cette façon : « Dans une livraison, il y a une transaction économique sans contact humain. On a pensé renverser cette dynamique et construire une livraison très très humaine. Et transformer une livraison en un spectacle. »

A travers ce spectacle, ils mettent en lumière certaines mesures absurdes prises lors de la pandémie, et ils donnent au capital un peu de son propre poison à boire. Ils produisent de la magie, de l'alchimie. « On utilise une arme du capital pour s’insérer dans une brèche, dans une espace que le capital a laissé explicitement libre : faire une livraison. » Mais comment ça se passe, à quoi ressemble ce spectacle ? Nicola, le seul acteur de ce spectacle dont la scène est la ville entière, l'explique ainsi : « Tu peux téléphoner et faire ta commande comme une pizzeria. Je pars d’un point de la ville et j’arrive à la maison de la personne qui a commandé la livraison en vélo. Pendant que je fais la route, je parle, je pose des questions au spectateur. (…) Et la question c’est « qu’est-ce que c’est essentiel ? Mais qu’est-ce que c’est essentiel pour TOI ? Pour moi ? Pour nous ? En ce moment … »


Il y a un sens épique dans cet acte. Il y a une dimension héroïque dans ce garçon qui traverse la ville. L'une des caractéristiques du héros est qu'il peut entrer et sortir. Être à l'intérieur et à l'extérieur, passer d'un plan à l'autre. Être dans le monde des Dieux mais aussi des simples mortels. Notre héros est sur le plan de la virtualité, et de la réalité. Ces deux plans s'entremêlent. Et le lien entre eux est le corps de l'acteur. Et il y a aussi un redimensionnement des livreurs et des grands silencieux de cette pandémie. Mais la dimension épique ne réside pas seulement dans le fait d'enfreindre les lois. Cet acte devient héroïque en défiant la plus grande peur de pandémie : la solitude. Ce n'est pas tant de mourir, c'est mourir seul. Nicola est un héros parce qu'il fait. Quand la grande majorité reste à critiquer, à dessiner ou à réfléchir. Ce qui compte, c'est ce qui est fait. Et cet homme est parti à la rencontre. Il a cherché un moyen de se retrouver. Pour donner. Pour offrir. Pour garantir la rencontre. Il y a également une défense de l'espace public. Et de la liberté. Une appropriation des rues. La ville entière devient une scène. Et une sorte de "dramaturgie du voyage" est également tracée, du chemin parcouru. Chaque fois nouveau, spécifique dans chaque nouveau voyage.


Mais revenons à la question de savoir ce qui est essentiel. Saint Exupéry avait probablement raison quand il a dit à travers la voix du Petit Prince que l'essentiel est invisible pour les yeux. Les pâtes des dimanches en famille, les souvenirs d'enfance, le balancement des vagues de la mer, un baiser qui arrête l'horloge, le vertige avant de monter sur scène. Borghesi prend, en contrepartie de son courage, de sa lucidité et de sa capacité à faire, l'un des plus beaux cadeaux qui puissent exister : la rencontre avec le spectateur. « C’est la sensation plus proche a un rêve que je n’ai jamais eu pendant que je suis sur la scène ».

Lorsqu'on lui demande ce qui se passe au moment où le livreur arrive chez le spectateur et sonne à la porte, il explique qu'à ce moment-là, il n'y a pas de mots. « C’est magique. La réaction du spectateur c’est incroyable qu’il y ait une personne une heure pour toi et qui fait tout ça seulement pour toi. Cette dimension de « pour moi » Il y a une dimension héroïque. Je crois qu'elle ouvre des questions pour le spectateur. » Voilà le théâtre. Il commence là où le mot finit. Voilà la magie. Cette dimension magique que possède le théâtre et que l'on ne trouve nulle part ailleurs.

Rien, personne, jamais, ne pourra se battre contre ça. Ni les millénaires, ni les pandémies, ni les nouvelles technologies ne pourront vaincre ni effacer cette magie. Tant qu'il y aura un qui produit des signes, un autre qui veut les décoder et deux qui veulent se rencontrer, le théâtre ne mourra jamais. Je crois que nous, les acteurs, avons la responsabilité d'aller à la recherche de la rencontre. Mettre en mouvement toutes les possibilités pour rendre la rencontre possible et garantir l'existence, la survie de cette magie qui naît de la rencontre entre l'acteur et le spectateur. Le fait que deux personnes puissent se rencontrer dans un monde qui s'écroule est miraculeux, beau, magique, révolutionnaire. Si le spectateur ne peut pas quitter sa maison, allons-nous à sa rencontre. Soyons ceux qui se mobilisent, comme tant d'autres fois le spectateur s'est mobilisé, s'est préparé, a acheté le billet, s'est habillé comme pour une fête pour aller à cette célébration. Nous sommes blessés, et le spectateur l'est aussi. Seule la magie de la rencontre peut nous guérir. Rendons cela possible. Soyons comme Nicola, qui a su répondre intelligemment et généreusement à un désir profond de faire du théâtre, et il a trouvé une nouvelle façon de faire. Il a pris les armes. Laissez-nous nous contaminer par leur capacité d'action et prenons les armes. Il est de notre devoir d'agir. Bien ou mal, beau ou laid, avec des erreurs ou des réussites, mais faisons! Faisons, faisons, faisons. Faisons tout ce qui doit être fait pour garantir l'existence de cette magie que le théâtre a. Ce qui le rend nécessaire et irremplaçable. Ce qui lui a permis de subsister pendant des millénaires et des millénaires. Faisons du théâtre aux fenêtres pour ceux qui passent, sonnons aux portes des voisins. Le théâtre sur les bicyclettes, dans le métro, dans les escaliers, dans les bureaux publics. Prenons les théâtres, mais prenons aussi les rues. L'espace public nous appartient.

Ce garçon qui traverse la ville à vélo pour apporter du théâtre et des rencontres pourrait être n'importe où dans le monde. Mais il est en Italie. Et il a su « cuisiner » avec ce qui était là aussi bien que possible. Il me rappelle ma grand-mère italienne, qui, avec un paquet de farine et quelques œufs, faisait de la magie pour multiplier et nourrir beaucoup de gens. Elle déclenchait une fête et on célébrait la rencontre là où il n'y avait rien. Mais nous étions nombreux, et nous étions ensemble. Cela nous a rendu forts et indestructibles. Soyons donc ensemble pour que cette magie continue à exister. Chargeons nos armes et comme le dirait Brecht : « Faisons donc ce qui est utile ».



Avanti bersaglieri, che la vittoria è nostra

María Mercedes Camaño


Paris, 25 mai 2021.


Ces réflexions sont nées de la rencontre avec Nicola Borghesi et Enrico Baraldi de la compagnie italienne Kepler 452 qui s'est tenue via ZOOM le 1er avril 2021, dans le cadre du séminaire “Observatoire critique” dicté par Erica Magris au sein du M2 “Théâtre, Performance et Sociétés” de l'Université Paris 8.






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