Technologies européennes
Updated: Nov 25, 2018
A.1.1. Construire un théâtre européen / constructing a european theater
Bernard Faivre d’Acier
A.2.4. Masterclass : Dramaturgies of Post-democraties : Immanuel Schipper
Ouverture de la dernière journée : Arkadi Zaides #Technologies #Frontières #Démocratie #Langues #dispositif #Performance #Migrations
Mon terrain d’étude, ce sont les pratiques technologiques émergentes dans le théâtre contemporain et la performance. Aussi, en écoutant les différentes interventions, j’ai prêté l’oreille lorsqu’on évoquait les relations entre l’Europe et les technologies.
Quelles technologies ont permis la diffusion d’oeuvres en Europe ? Ont-elle altéré/modifié la façon dont on fait du théâtre ? En échange que sont les technologies qui limitent et contrôlent ? Comment les spectacles les interrogent-ils ?
Une technologie qui s’adjoint au théâtre pour le traduire,
De la même façon que l’invention du tapis de danse fut une révolution selon certains chorégraphes , il semblerait selon Bernard Faivre d’Arcier, que le système de surtitrage mis au point pour Avignon en 1996 et développé par Pierre-Yves Diez, au nom emblématique de « Torticoli », fut un bouleversement dans la diffusion des oeuvres étrangères.
« Ce logiciel, conçu à la demande du festival d’Avignon, pour le spectacle La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht, présenté en allemand et surtitré en français, reste aujourd’hui un des systèmes de surtitrage privilégiés par les salles de théâtre et d’opéra. »
Une technologie que les metteurs en scène tels que Krzysztof Warlikowski, Ivo Van Hove et bien d’autres tendent à modifier et intégrer dans leurs scénographies, avec des écrans LED ou au moyen de vidéoprojections sur le décor. Autrefois hors du cadre de scène, ce qui était une solution fonctionnelle se trouve peu à peu absorbé dans le spectacle par les artistes soucieux de contrôler l’ensemble de la représentation, d’alléger l’effort des spectateurs (à « Torticoli » j’ajouterais « Dioptrie » pour ceux qui par malheur auraient oublié leur lunettes), mais aussi de travailler sur les écarts entre la langue écrite et celle proclamée. Rodrigo Garcia dans « Daisy » avait notamment choisi d’utiliser d’immenses lettrages lorsqu’il s’agissait de surligner l’importance des mots à un autre niveau de compréhension. Je suis certain que l’on trouve de nombreux exemples exploitants avec finesse ce qui à l’époque était autrefois un appareillage opaque et à présent un agent dans la machine de représentation. Il reste encore un art du survitrage à trouver.
Une technologie traitée et reconfigurée par le spectacle,

(je vous invite à regarder la vidéo directement sur le viméo de l'artiste)
« Talos », le spectacle d’Arkadi Zaides relate la création d’une machine connectée dont le but est de contrôler les mouvements illicites aux frontières et empêcher « l’intrusion de migrants » principalement par voie symbolique, identification, et diffusion d’un message sonore. Le projet, bien réel, a reçu 20 millions d’euros de financement par l’Union Européenne. De son côté, l’artiste a perdu certains financements pour avoir porté la critique sur cette institution.
En vérité, comme le raconte Arkadi Zaides lors de son intervention, cette idée de garde-frontière est si archaïque et peu originale qu’elle est inspirée du mythe antique de Talos, le géant de Bronze construit par Zeus ou Héphaistos pour veiller sur les côtes de Crète contre les invasions étrangères.
De manière générale, lorsqu’on réfléchit à un système technique en ayant recours à des catégories anciennes, l’invention est absente. La technologie est une révolution moderne et contemporaine qui a été balisée et préparée par d’ancien schémas de fonctionnement (carte perforées; premières machines de calcul), algorithmiques, par de nombreux désirs et expériences mais jamais sur la reproduction ou l’application d’un mythe antique. Comme Simondon le montre dans "Imagination et invention" l’invention d’un nouveau schème de fonctionnement technique pour un dispositif par exemple, procède d’un état de sursaturation des idées et des possibilités du schème précédent. Le même auteur, dans "Du mode d’existence des objets technique" défait les mythes anciens associés à la technique comme l’idée d’un robot doté d’une intériorité en montrant qu’ils sont contradictoires et non fondés. Ce genre de mystique de bas étage est similaire à celle des frontières étanches et d’imaginer qu’un pays aurait son intériorité menacée par les mouvements extérieurs. Talos est « simplement » un ordinateur enregistreur sur châssis et chenilles doté d’un mégaphone et d’une configuration en réseau avec d’autres automates identiques. Talos est bien l’avatar du solutionisme technologique entretenu par les startups qui opèrent par déplacement et redéfinition des problèmes dans un cadre très limité, avec un storytelling angélique qui efface complètement les principaux concernés, à savoir les personnes qui tentent de franchir ces frontières.
Arkadi Zaides distancie ce discours naïf et dangereux en mécanisant son locuteur. Le ou la performeur qui l’énonce doit lire un prompteur, ce qui distancie beaucoup l’appropriation du discours. Le fait qu’une personne et non un personnage soit confronté à cet input extérieur neutralise en conséquent l’idée qu’une entité individuelle puisse seule émettre ce genre de pensée et renvoie le discours à sa dangereuse abstraction, pensé par un collectif au faible taux de subjectivité et de sensibilité.
À cela s’ajoute un travail poétique qui consiste à reprendre des images de situations critiques aux frontières, filmées par des drones. La moitié de l’image projetée sur scène est convertie en animation et en points mobiles qui rendent abstraits les êtres en présence. Le spectacle opère à l’intérieur de l’imagerie technique qui tend, comme le montre par exemple la Théorie du Drone, de Grégoire Chamayou à nous désensibiliser de l’évènement tout en abrogeant la distance critique dans une situation d’urgence. Les images lissées et stables, prise d’une hauteur supra humaine ou converties en animation font écran et renforcent la capacité de la médiation à nous couper de l’événement réel.
Le mouvement est en effet une question clef chez le chorégraphe qui l’examine bien au delà de la sphère artistique. Selon lui, le mouvement qui trace arbitrairement une ligne de frontière sur une carte produit de nombreux mouvements au niveau des frontières. Il y’a aussi l’opposition ou l’alternance entre le mouvement désincarné robotique et le mouvement aléatoire des personnes. La violence, comme il l’explique, est systématiquement repoussée au frontières :« When we look at a border we can understand what is bordering, colonial past, Europe strategy to distant violence ».
Quels mouvement produisent ces robots et ces drones ? Comment bougent-ils et font-ils bouger ? Comment la technologie redéfinie-t-elle le mouvement aux frontières ? Voici l’un des faisceaux de questions ouvertes par son intervention. Ce qui me porte sur d’autres interrogations transversales : quels seraient les technologies de contre-pouvoir, celle contre les frontières ? Le smartphone, l’un des seuls objets gardés par les personnes qui migrent pour rester en contact avec les proches, regarder les cartes, obtenir des renseignements ou des traduction.
voir aussi www.observatoirecritique.fr/entretien-avec-akadi-zaides
La technologie, un ADN partagé entre le spectacle et la postdémocratie
La troisième manifestation de la technologie remarquée dans ce colloque fut celle du collectif Rimini Protokoll, représenté par leur dramaturge Imanuel Schipper et introduite notamment par le spectacle en création « Uncanny Valley » avec un robot humanoïde sur scène. Mais la technologie qu’explore le collectif est généralement moins anthropomorphe et se déploie de manière originale dans leurs dispositifs scéniques au coeur même des protocoles de l’expérience. Dans "Staat 1" par exemple, les spectateurs-visiteurs dans un musée sont équipés de casques audios. Dans Situation Rooms, c’est un iPad que l’on tient entre ses mains pour augmenter la réalité du réel fabriqué qui nous entoure et qui raconte au gré d’expériences fragmentaires, les formes du marché des armes à travers le monde. Rimini Protokoll interroge la technologie comme actrice mais aussi comme condition des échanges dans la « postdémocratie » avec Staat 3 :
« An interactive play for a cloud of up to 120 participants. Data mining and big data, digital echo chambers and machine learning: The Internet produces alternative forms of participation and challenges traditional practices of opinion formation »
La technologie comme dispositif de pouvoir, avec des agents humains et non-humains, et surtout le data, une frange toute inconsciente de notre production d’information sur le net qui questionne la gouvernance des démocraties et des opinions et la fracture avec le modèle indirect (dans le temps et dans le vote) de représentation politique.
La technologie dans un colloque, ce grand paradoxe
Enfin la quatrième présence de technologie dans ce colloque et non la moindre est celle qui rend possible les communications. À la vue de tous ces intervenantes et intervenants si maladroits, impatients ou défiants envers la technique, je me dis que la liste de « fail », « d’échecs » comme on dit sur le web, qui minent leur présentation, et qui n’a pas été assez anticipé, doit être à l’origine de rancoeurs silencieuses contre la technique et ses opérateurs. C’est pourtant leur support de transmission, pour être vus et entendus, par des images, des vidéos, des traductions… Comment des personnes qui méconnaissent, voire tienne en haine la technologie, peuvent-elles être sensibles aux esthétiques où la technologies est une force principale ? Sans compter, au moment des questions, les processus inconscients imposés par une salle de théâtre frontale où le clivage scène salle est aussi un clivage technique qui distribue le pouvoir de la parole par le micro. Les élans des questions interrompues par l’arrivée du micro, l’omnipotence de celui qui dispose de l’amplification, la violence symbolique et sonore aussi, de ceux qui décident de ne pas emprunter ces canaux et crient par dessus.
Plusieurs modalités de pouvoir accompagne les technologies : Celle qui permet un Europe de l’échange et de la traduction, celle qui parfois dans les colloques internationaux qui empêche plutôt qu’aide à la transmission, une technologie de coercition pensée par l’UE mise en crise par la reconfiguration sensorielle et sensible du spectacle et une technologie du spectacle lui-même qui impose et distribue certaines actions, comme partenaire de la dramaturgie, en tant que moyen de réappropriation des technologies supranationales qui influencent les décisions et contrôlent les subjectivités.Les outils, les machines, et les dispositifs numériques ont donc cette double-face d’uniformiser notre vision de l’Europe tout en donnant les possibilités de la décentrer à l’échelle macro et micro.
Références :
Thèse Bruno Peran. Le surtitrage : analyse d’une technique de traduction théâtrale et conception de nouveaux outils à partir d’un corpus de spectacles en espagnol. Linguistique. Université Toulouse - Jean Jaurès, 2011
Simondon, Gilbert. Imagination et invention. 1965-1966. Presses Universitaires de France, 2014
Simondon, Gilbert. Du mode d’existence des objets techniques, 1956, Aubier-Montaigne. Introduction.
Le site de Rimini : https://www.rimini-protokoll.de/website/en/project/traeumende-kollektive-tastende-schafe-staat-3