D’après les entretiens avec Eleana Tsixli et Giota Kouitzoglou
Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé a annoncé que l'éclosion de la maladie COVID-19 est devenue une pandémie mondiale. (Voir https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2020-0172_EL.pdf.). Dès le 12 Mars 2020, le gouvernement grec a pris une série de mesures visant à arrêter ou à ralentir la transmission de COVID-19, telles que, entre autres, la restriction de la libre circulation des citoyens, l'interdiction temporaire du fonctionnement des théâtres, des cinémas, des sites archéologiques et des musées, des entreprises privées, des services et organismes publics, des manifestations sportives et artistiques, des lieux de rassemblement publics en général. Les théâtres ont ouvert leurs portes de nouveau le 1 Juillet 2020, seulement à l’extérieur d’abord, ensuite en intérieur avec une jauge réduite au 40% de la capacité, pour refermer à nouveau à 7 Novembre 2020[1].
Source de la photo: https://www.supportartworkers.org/
L’impact de la crise sanitaire avait une grande importance sur le milieu théâtral grecque, un milieu déjà marginalisé à cause du manque général du soutien économique de la part de l’Etat. Pour comprendre mieux cet impact de la crise sanitaire sur le milieu théâtral grec, j'ai mené, entre 18 et 26 Mai 2021 des entretiens par écrit avec l’artiste et metteuse en scène grecque Eleana Tsixli[2] et l’étudiante à l’Ecole d’Art dramatique du Théâtre National de Grèce du Nord, Giota Kouitzoglou.
« Ce qu’il faut remarquer” dit Eleana Tsixli, “c’est que, à cause de la pandémie, nous nous sommes trouvés, pour la première fois dans notre vie, face à une situation inconnue, situation de menace, de peur, d’ignorance, qui nous a obligé à ne pas penser en tant qu’artistes, à savoir selon notre rôle professionnel, mais seulement en tant qu'humains. Riches, pauvres, éduqués ou sans instruction, Européens, Asiatiques, artistes et travailleurs, nous étions presque également exposés au danger. Je ne pense pas qu'il y en ait eu beaucoup d’artistes qui, au début du déclenchement de la pandémie, aient eu le réflexe de transformer cette crise sanitaire mondiale en un résultat artistique ou une idée viable. C'est donc cette équation des artistes avec les autres membres de la société humaine, c’est le silence gênant de nous tous et le grand sentiment d'une humanité qui est affectée par quelque chose de nouveau, d'étranger, de dangereux et de menaçant qui constitue l'axe principal de notre réflexion sur l'art pendant la pandémie. J'oserais dire que la “bulle”, où l'artiste théoriquement protégé a créé, a éclaté violemment avec le début de la pandémie et tous les artistes ont été confrontés à des situations d'angoisse, d’inquiétude, de peur et d'insécurité ».
La première réaction à la fermeture des théâtres grecs a été la diffusion des captations de spectacles en ligne. Les captations des représentations théâtrales souvent très mal filmées et créées pour des raisons de documentation pour la plupart des fois, même si elles constituaient une occupation agréable pour les gens en confinement, n’ont pas attitré que le public déjà théâtrophile. En revanche, il semble qu’elles ont limité et éloigné un public plus large vers d’autres formes de divertissement comme les séries et les films. « Cela ressemblait plutôt à une réaction de vitesse acquise et non à un choix délibéré. J'oserais aussi dire que cela a plutôt nourri les artistes eux-mêmes et leurs inquiétudes de ne pas être exclus des productions théâtrales que le besoin d'une société vraiment intéressée au spectacle vivant et à l’art, à cette époque », souligne Eleana Tsixli.
Pendant l'été 2020 seulement 17 productions théâtrales et musicales sont présentées avec 300 artistes au Festival d’Athènes et d’Epidavros au lieu de 70 productions avec 1400 artistes de tout le monde. Le Ministère de la Culture et des Sports a subventionné, avec un montant supplémentaire de 568 mille euros, 41 propositions de productions théâtrales filmées à rendre aux services du ministère avant le 30 avril 2021. Pour les deux prochaines années, le ministère de la Culture et des Sports aura le droit de les montrer sur la plateforme de digitalculture.gov.gr.[3].
Pourtant, ces subventions sont minimes pour “ sauver ” toute la production théâtrale arrêtée violemment à cause de la pandémie. Par conséquent, pendant la deuxième vague de la pandémie, seulement certains grands théâtres ont acquis l'équipement nécessaire pour pouvoir projeter leur répertoire en direct (live streaming), créant un produit terriblement compétitif et une relation de supériorité vis à vis des scènes théâtrales plus petites et des groupes indépendants qui n’avaient pas les moyens de le faire. Plus particulièrement, le Théâtre National à Athènes (https://www.n-t.gr/el/events/livestream,), le Théâtre National de Grèce du Nord (https://www.ntng.gr/default.aspx?lang=el-GR&page=24), le Théâtre Poreia (https://poreiatheatre.com/live-stream/) et Onassis Stegi (Stegi | Onassis Foundation) ont pu faire diffuser des représentations théâtrales en live streaming ou filmées.
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Support Art Workers
Le contexte de la pandémie a été l'occasion de mettre en lumière tous les problèmes accumulés concernant le domaine de la culture en général, tant dans le secteur professionnel que dans le domaine de l'éducation artistique. Le gouvernement a fait preuve d'une immense indifférence et d'un manque de respect envers le milieu des artistes, car ce n’étaient que les artistes et les techniciens d’une production théâtrale annulée qui avaient droit à la compensation de 534 euros. Le gouvernement grec n’a pas pris en compte tous ces artistes et les techniciens qui ne travaillaient pas dans une production théâtrale à ce moment-là, abandonnant ainsi un grand nombre des gens sans travail, ni salaire, ni allocation. Cela a fait émerger des questionnements profonds sur “ l’utilité ” de l’art et le rôle des artistes dans la société contemporaine. « Je crois que toute cette période difficile de pause et d'inactivité a mis tous les artistes face à face avec des questions nodales, comme par exemple, "Pouvons-nous vivre sans art ?" ou «Faisons-nous enfin de l'art pour la société ou pour nous-mêmes de manière narcissique ?», s’interroge la metteuse en scène.
Je crois que de telles questions ont été mises en avant par l’action du mouvement “Soutenir les travailleurs des arts” ou autrement dit “ Support Art Workers ”[4]. Cette initiative a été lancée en avril 2020, lors du premier couvre-feu en Grèce, en réponse au fait que les travailleurs des arts et de la culture sont restés complètement “invisibles” pour l'État, alors que le gouvernement annonçait ses mesures de soutien aux différents secteurs qui avaient suspendu leur activité, sans y inclure les artistes. L'initiative a rapidement rassemblé plus de 25.000 employés de diverses branches de l'art et de la culture de toute la Grèce. Le mouvement cherche à créer un dialogue continu entre les artistes et les autres travailleurs culturels et à fournir un cadre d'expression et de soutien à leurs revendications, actions et mobilisations. Les objectifs principaux de l'initiative sont, à court terme, de donner une visibilité aux besoins actuels des travailleurs culturels dans le contexte de la pandémie. En fait, les démonstrations et les actions du mouvement ont poussé le gouvernement à élargir la compensation de 534 euros à tous les artistes et techniciens qui ne pouvaient pas travailler à cause de la fermeture des théâtres. Pour la première fois un «registre des artistes » a été créé, dans lequel plus de 16.000 artistes ont été répertoriés . A long terme, le mouvement voudrait fournir le cadre d'un plan de politique culturelle responsable, fiable et complet en Grèce, pour remédier aux problèmes préexistants la pandémie, comme les répétitions non rémunérées, l’absence totale du soutien économique et institutionnel par le gouvernement, étant donné qu’il n’y a pas d’institution des intermittents du spectacle et les artistes au chômage ne reçoivent aucune compensation.
« Il a été prouvé que les artistes en Grèce sont des travailleurs acharnés : Ils sont contraints à travailler pour leur survie dans de nombreuses productions en parallèle, avec de très mauvaises conditions de travail, s'épuisant ainsi, ou à être en même temps employés dans divers autres emplois pour assurer leur survie. Aussi, il n’est pas prévu, pour l’artiste, de temps pour la recherche et l'étude, puisque celui-ci doit constamment produire et prouver son talent, pour être enfin maigrement payé.»
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La pandémie en Grèce a également mis en évidence et révélé de nombreux comportements abusifs commis contre les acteurs et les actrices au nom de la discipline et du travail. En janvier 2021, s’est produite une vague de dénonciations d’harcèlement sexuel et d'abus au détriment des personnalités du sport, du divertissement/du théâtre et de la politique au sein du mouvement international #MeToo. De plus en plus d'acteurs ont dénoncé publiquement, ou auprès de l’Association des acteurs grecs, d'un comportement abusif, entraînant la création du mouvement grec #MeToo. Les remarques d’Eleana Tsixli à propos de cette prise de conscience sont bien instructives : « L'artiste est celui qui, quand il termine ses études, se lance dans une arène professionnelle qui est tolérante et silencieuse face à la fraude au travail ou aux comportements abusifs, car la concurrence est énorme et celui-ci est complètement remplaçable. Enfin, l'artiste en Grèce est celui qui ne bénéficie d'aucune prise en charge par l'État pour assurer son identité professionnelle et pouvoir se dresser contre ceux qui portent atteinte à ses intérêts et à sa dignité. Et ce n'est pas quelque chose de nouveau, mais c’est dans ces conditions que toute la nouvelle génération d'artistes a appris à connaître notre art et dans ces conditions nous essayons de l’exercer. On nous a enseigné l'art de manière abusive et nos professeurs ont reproduit sur nous des comportements abusifs qui les ont également façonnés »
Après les dénonciations du #MeToo, certains acteurs et actrices ont été confrontés à la justice avec comme point culminant, l'arrestation du directeur artistique du Théâtre National, Dimitris Lignadis , après l'annonce de dénonciations pour harcèlement sexuel et viol. Un scandale énorme est provoqué conduisant à une dégradation de l'image du monde théâtral grec au sein de la société[5].
Education Artistique
Toute aussi problématique est l’attitude du gouvernement concernant l’éducation artistique pour laquelle il a lancé l’enseignement à distance depuis la fin de 2020. Vu que les instructions du Ministère de l’Education étaient assez vagues, chaque école d’art dramatique a déployé l'enseignement à distance selon sa propre interprétation. Certaines écoles n'ont donné que des cours théoriques, d'autres que des cours pratiques et d'autres - la plupart d'entre eux - ont essayé de transférer le programme préexistant d'études sur Internet. Pourtant, les cours de danse, de mouvement, de théâtre, de mise en scène et d’orthophonie, qui sont le noyau principal des cours du programme respectif, ne peuvent pas être réalisés en ligne. « Spécialement pour des enseignements comme le jeu d’acteur, l’orthophonie, le chant théâtral et la danse, la différence entre le cours en présence et à distance est très grande. Ça nous manque, le travail en groupe, l’impulsion commune, la coordination, l’écoute de l’autre, la continuité, ici et maintenant. Le théâtre est une procédure collective et pas individuelle », souligne Giota Kouitzoglou, étudiante de la troisième année au Théâtre National de Grèce du Nord.
L'environnement nécessaire à la réalisation de ces cours est des endroits correctement conçus avec le matériel et l'infrastructure technique requis (miroirs, acoustique appropriée). «Dans des cours comme la danse, le chant et l'orthophonie, ça nous manque la sécurité qui est déterminée par les professeurs qui conduisent nos exercices. Par conséquent, il y a souvent des accidents. Je pense toujours que nous, en tant qu'étudiants de la troisième année, nous avons développé un code de communication avec les enseignants, nous savons dans une certaine mesure ce qu'il faut rechercher, nous pouvons avoir une rétroaction dans une situation ou on ne se voit pas, on ne s’entende pas et tout ce que nous recevons, ce sont des instructions provenant d'un écran. Les étudiants de la première année, qui ont commencé à suivre des cours uniquement en ligne, où ont-ils commencé à découvrir leurs corps et leur voix d’acteur ? Dans une chambre, un salon ou une cuisine?! » continue Giota.
La fermeture des théâtres, l’administration publique inadéquate dans le domaine de la culture, les conditions de travail des artistes et la dégradation des études artistiques scellent la dégradation globale de l’art et de la subsistance professionnelle des artistes. Les artistes grecs ont peur que la condition dite spécifique de la pandémie fonctionne comme vestibule d'une nouvelle réalité artistique et sociale dévalorisée. Dans ce nouvel ordre de choses, les artistes s’inquiètent et s’interrogent quant à leur place : «Quel genre des artistes voulons-nous être et quel genre d'intervention sociale voulons-nous avoir? » en tant qu'étudiants et futurs professionnels.
Pourtant, Eleana Tsixli finit avec une note d'optimisme et de réflexion positive pour l'avenir : « Tout cela est devenu fort visible au cours de l'année écoulée. Nous, les artistes, nous nous sommes rencontrés, nous avons discuté, nous avons rejoint des initiatives et des associations, nous avons soutenu l'occupation des espaces culturels, nous avons réoccupé l'espace public avec des activités artistiques. C’est ainsi que, peu à peu, nous avons pris conscience de la nécessité d'agir collectivement afin de trouver de solution à des problèmes qui nous sont communs, afin de consolider le secteur artistique en termes de sécurité professionnelle et de soutien éthique, à savoir déontologique.»
[4]Le site officiel de “ Support Art Workers ” sur Facebook https://www.facebook.com/Support-ART-Workers-115572620137765
Magda Skoupra Gianniki
Master 1, TPS
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