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Langages du corps, formes hybrides & rythme

Updated: Nov 23, 2018

« E. I. 1 » Le métissage des formes. jeudi 25 octobre 2018 -

Timmy De Laet ; Anna Maria Monteverdi ; Musca Szabolcs ; Braeuniger, Renate


Sujets spécifiques : #corpsenjeu #altérités #danse


"to be a poet before all"

Parmi ces quatre interventions classées dans la thématique « Le métissage des formes, formes hybrides », je retiens un point en particulier, celui de la recherche par les artistes d’un langage corporel comme manière de transcender les frontières artistiques, formelles, nationales et européennes, sans renoncer à témoigner d’une culture et de la complexités des histoires particulières. Assumer un héritage, l’hybrider, l’ouvrir à d/l’autres, inventer un langage.

Les questions relatives aux croisements et échanges culturels notamment du point de vue des formations des interprètes semblent inextricables : les interventions portant toutes sur une histoire récente, celle de la 2ème moitié du XXe siècle, à l’époque donc où les pratiques et savoirs circulent largement, il est difficile voire impossible d’identifier spécifiquement les apports d’un ou d’un autre héritage en particulier. La question des archives fut mentionnée dans la perspective de la construction d’une histoire qui ne soit pas uniforme (reflet d’une domination en termes de genre, de classe et de race), notamment dans le cas de la danse dite « post moderne » et le discours dominant du Judson Dance Theater (Timmy De Laet).

Ce qui m’a semblé ressortir de l’ensemble de ces communications c’est donc la question du langage du corps, universel et transfrontalier en tant que particulier à une histoire située, intime et culturelle. Il semblait que c’était à partir du moment où l’artiste puise suffisamment profondément en lui, n’élude pas les questions de son temps, ne craint pas la puissance des émotions, qu’il crée une forme hybride (où la dualité est transcendée à l’infini) à même de toucher n’importe quel public. Pourtant, bien des questions se posent, notamment du point de vue de la réception et du passé colonial européen. Quand cessera-t-on de cantonner à la « diversité » ou de programmer le geste d'un artiste de couleur noire dans des sections particulières des festivals dédiées à des formes « autres » ? Cela n'est pas une simple question politique, cela suppose véritablement de décentrer le regard que l'on porte sur les oeuvres, et ainsi de repenser les catégories avec lesquelles on les apprécie.


Musca Szabolcs a parlé du danseur congolais Linyekula. Artiste international, il crée ses pièces à partir de matériaux divers, qui viennent de son pays de naissance (ses rythmes, ses danses, ses instruments de musique, ses rites, mais aussi des éléments physiques comme des cailloux) qu’il agence par le filtre des diverses pratiques qu’il a éprouvé lors de sa formation et son parcours de danseur au Congo, au Kenya puis en France aux coté de Mathilde Monnier et à New-York. Musca Szabolcs nous a expliqué en quoi son corps est un lieu de recherche et d’expérimentation : il fait feu de tout bois.

« My only true country is my body ».

Linyekula travaille non seulement à partir d’une histoire intime, culturelle, mais aussi et évidemment de l’histoire des formes. Toute culture est une culture de migrations. L’artiste est en migration, il ouvre et décloisonne les imaginaires. Alors, que voit-on ? L’histoire d’un homme, d’un pays, d'un pays en tant qu’il nous est adressé à nous, européens et ex colonisateurs (colonisation résultant d'une politique viriliste, elle fait malgré tout partie de notre regard commun) ?


Thomas Bellinck en ouverture de la journée, au sujet d’un homme noir qu'il rencontre dans un bar, à qui il demande comment ça va. L’homme répond qu’il a traversé la Méditerranée et a vu mourir des hommes et des femmes sous ses yeux.

- Pourquoi me dis-tu cela ?, ce n’est pas exactement ma question, rétorque Bellinck.

- Mais c’est ce que vous voulez savoir, non ? répond l’homme, du tac au tac.


Linyekula : « to be a poet before all » : toucher l’intime, l’universel, le profond.

Pour cela, il faut aller chercher les émotions en soi, bien qu’elles ne soient pas agréables, violentes, incompréhensibles, il faut les revivre pour donner chair au personnage. C’est ce que l’intervention de Anna Maria Monteverdi au sujet de la méthode psychodramatique que Tomi Janezic emprunte à Jacob Levy Moreno pour travailler avec ses acteurs, et créer des spectacles. Là encore, l’artiste slovène développe un langage qui permette de dépasser les différences de langues. Il travaille notamment en Italie où il connaît un grand succès. L’interprète en réalité, et comme Linyekula le montre, est une archive vivante. Il doit être à même de mobiliser sa propre histoire dans le processus de création, histoire encore non parlée, que la présence des autres interprètes qui y entrent pour lui donner corps, permet de dépasser, et d’investir artistiquement. Le processus est long, l’histoire demande du temps pour être formulée et partageable. La notion de care est au centre de la possibilité de l’élaboration d’un langage émotionnel commun, où différentes nationalités travaillent ensembles.


Communiquer par émotions, par énergies, la manière spécifique du théâtre de transcender les questions sèches de l’identité nationale, européenne ? les relativiser ? Cela impliquerait que les histoires humaines sont finalement toutes les mêmes, résumables à des noyaux durs tels qu’ils sont mis en scène par des dramaturges comme Tchekhov et Ivan Viripaev : oui, cette méthode et le type d’émotion qu’elle invite, sont elles-mêmes un langage, et une dramaturgie. Encore loin, donc, de l’autre

La méthode psychodramatique m’interroge : quelle expérience veut-on nous faire vivre ? les acteurs sont en transe, durant 7 heures. À quelles fins ? à quel déplacement imaginaire nous invite-t-on ? Comment travaille-t-on avec le désir du spectateur, présent dans tout regard sur une œuvre ?....

La responsabilité de l’artiste aujourd’hui pointe son nez, à mon avis : donner à vivre, à ressentir, oui, mais dans quel sens ? pour quelles ouvertures dans le possible, l’imaginable ?...

Je crois au pouvoir de l’imagination, disait Thomas Bellinck.


Pouvoir d’imaginer, déplacer les rôles, les places, les fonctions des unes et des autres. Changer de codes, changer de système, changer de dramaturgie.

La musique, le rythme, comme manière fondamentale de se mouvoir. C’est du point de vue des places du texte et du sens de la musique que Renate Braeuniger a abordé la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker. La musique répétitive de Reich comme manière de mobiliser les corps dans leurs automatismes, théâtraliser les habitudes en tant notamment qu’elles sont genrées, sociales, raciales. Keersmaeker aussi mobilise les auteurs russes pour la puissance de leur affectivité. L’enjeu est bien de créer des impacts affectifs dans le public par l’éloquence du corps en jeu mais les mots des textes chez Keersmaeker sont avant tout matières, ils redeviennent opaques, perdent leur sens pour (re)devenir mouvement, pulsion de vie.


Comment faire des mots des gestes, comment mettre les corps en mouvement, comment impulser du désir afin de repousser la peur de l’autre, médiatisée par tant de discours ! si bienpensants puissent-ils être ? Telle semble être en tout cas la responsabilité éthique et formelle de l’artiste qui crée et, ou se produit en Europe, héritier d’une histoire de domination non aisée à déplacer. Le passage par le corps, son éloquence, la notion de soin (ou care) dans son approche, le déplacement des matériaux et leurs assemblages intuitifs, semblent être les réponses de l’art à la rigidité des identités et la fermeture des frontières.


Joan Mitchell - Untitled, 1983.




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