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La culpabilité de l’art face au réel

Updated: Nov 25, 2018

Quelques réflexions après la renconctre avec Adeline Rosenstein

B.3.6. L'altérité au coeur de l'Europe

Thématiques communes: #theatrepolitique

Thématiques specifiques: #lapolitiqueducorps #militantisme

Comment peut-on s’enfermer dans un théâtre ? Les portes noires qui nous empêchent de voir dehors, l’art, la fiction…

Comment continuer à faire de l’art, à parler de la beauté quand on a l’impression que le ciel va nous tomber sur la tête ? Que le monde marche tellement vite vers la fin, que nous n’avons pas le droit de s’arrêter et s’assoir sur un fauteuil pour « juste regarder » sans agir, pour jouer de rôles, pour faire semblant. « On devrait être là, dehors dans les rues, pour crier notre indignation, pour voir la guerre, les gens mourir, pour voir le plastique remplir l’océan. On devrait partir, pour voir tout ce qui se passe, regarder les vrais gens dans les yeux et non des simulacres ». J’entends ces mots cachés derrière les phrases de certains artistes. J’entends une sorte de sens de culpabilité pour le fait d’avoir choisi de « être artiste ». Qu’est-ce que ça veut dire être artiste aujourd’hui ? Quel est mon rôle dans la société ? Est-ce que je fais effectivement partie de cette société ?

Personne ne pose ces questions à haute voix mais nous les entendons très forts, en tant qu’artistes, en tant que spectateurs, au cours de ces trois jours de colloque.

Est-ce qu’on devrait réellement abandonner toutes les salles des théâtres, les expositions d’art, les lieux de culture, parce-que cela nous éloigne de la réalité et des questions urgentes ?

Quand Adeline Rosenstein parle, l’on retrouve dans sa voix toutes ces doutes, ces hésitations. Les choix à prendre ne sont pas faciles quand on a vu personnellement ce qui se passe en Palestine. Pour son travail artistique, il est fondamental de faire des allez et retours, mais cela rend « l’enfermement en théâtre » chaque jour plus compliqué. Le temps dédié aux répétitions c’est du temps enlevé au militantisme, à l’action politique. C’est du temps enlevé à la tentative de changer les choses. Se dédier au théâtre signifierait donc se désengager de la vie.

Milo Rau réponde à cette problématique d’une autre manière : avec son Manifeste il s’engage dans un théâtre qu’il appelle « du réel ». Un théâtre qui essaye de se rapprocher le plus possible de la vie, de créer une réalité sur scène sans la reproduire de manière mimétique, ni de la poétiser de manière mélodramatique. Il s’agit, comme on le voit de manière très claire dans son spectacle La Reprise, d’un processus de reenactement, de remise en action d’un fait qui s’est réellement passé. Mais, comme il a déclaré dans son intervention à la fin de la première journée du colloque ; il ne s’agirait plus d’une reproduction du réel, mais d’une véritable création du réel en scène.

D’autres artistes répondent avec des differents formes de théâtre documentaire en jouant avec le réel et en le questionnant de manière différente. Dans tous ces differents formes, qu’il faudrait naturellement considérés cas par cas, il me semble de pouvoir retrouver un aspect commun : une sorte de sens de responsabilité que l’art éprouve envers la réalité et ses crises.

Dans le cas particulier du théâtre, j'ai l'impression de retrouver une sorte de volonté des artistes de récupérer et de manipuler les moyens de communication et d’expression du monde contemporain : les journaux télévisés, les témoignages, les entretiens, les vidéos, le bombardement massif des images. Tous ces dispositifs que dans la vie « réelle » représentent et commentent les événements, sont transformées par le spectacle vivant avec la volonté de reconsidérer le regard qu’on a sur le réel. Une reconsidération du réel qui, à travers l’action artistique, « fictionnelle », dévoile une vérité que, selon moi, la parole politique et aussi la parole militante ne pourraient jamais révéler. Le théâtre peut en fait communiquer corporellement avec ses spectateurs. La réflexion intellectuelle n’arrive que dans un deuxième moment. Il s’agit d’un discours charnel et viscéral qui nous amène à comprendre profondément la realité en dehors de la scène.

C’est à cause de cette conviction personnelle que je me suis retrouvée perdue, en écoutant Adeline Rosenstein qui regrette le temps donné aux répétitions et enlevé au militantisme. Perdue, parce-que plusieurs fois je me suis posé la même question : Pourquoi le théâtre ? Pourquoi s’éloigner du réel ? Est-ce que je suis en train de fuir mes responsabilités en tant que personne dans un certain contexte politique et social ? Pourquoi pas quelque-chose de vraiment utile ? Pourquoi pas essayer de changer les choses pour le vrai ? Pour le vrai… Perdue parce-que j'ai perçu un écarte entre son travail artistique et le discours qu'elle faisait sur ce travail, un écarte entre le corps de l'artiste et le corps de l'oeuvre d'art.


Un jour en Italie quelqu’un a dit «con la cultura non si mangia» (« On ne mange pas avec la culture »), et quelqu’un d’autre a pensé couper les subventions de l’état à la culture et puis quelqu’un m’a regardé avec pitié quand j’ai dit que j’étudiait la philo, que je fais des études théâtrales. Ensuite quelqu’un a dit qu’aujourd’hui on ne peut pas investir sur la culture que… que … et ensuite

Alors là, je me rends compte que je suis en train d’accepter le regard dominant. Que je m’adapte à la société, à l’accélération, à l’utilitarisme, à l’idée qu’avec un spectacle, en s’enfermant dans un théâtre, on ne changera jamais rien. Et c’est là, que moi, je me sens coupable. Coupable d’avoir oublié le sens politique de l’art et son rôle fondamental dans la construction de la société. La possibilité de parler, comme le dit Adeline Rosenstain, d’une manière que le monde dehors nous ne permettrai jamais. La possibilité, comme je disais précédemment, de déplacer le regard et d’entretenir un rapport corporal avec la réalité en nous permettant de profiter d’une forme de savoir différente de celle dominante.

Dans les trois jours du colloque j’ai ressenti une tension générale qui remplissait les salles. Une tension que, il me semble, surgissait du questionnement sur l’effectif potentiel politique du théâtre, et sur son rôle aujourd’hui. Comment parler ? Quoi montrer ? Pour qui parler?

Recourir au réel, comme le fait Milo Rau, me semble une réponse facile à cette question. Il me semble aussi abandonner la possibilité d’un savoir diffèrent, qui peut interroger de manière très profonde les spectateurs.

Je pense par exemple au théâtre de la metteuse en scène Phia Ménard, à son dernier spectacle Saison Sèche. En sortant de la salle, je me suis rendu compte, d’avoir atteint un état de conscience sur la question d’« être femme », supérieure à n’importe quelle lecture ou écoute de discours. Le spectacle parlait à moi personnellement et physiquement, de quelque chose d’universelle, et il le faisait à travers le particulier langage du théâtre. Il n’y avait pas la volonté de reprendre le réel et ses images quotidiennes ni aucun sens de culpabilité par rapport à la parole empruntée aux femmes. Phia Ménard, dans l’entretien qu’on lui a posé, affirme de ne pouvoir pas s’identifier avec le théâtre documentaire qu’elle n’a pas d’intentions didactiques. Et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser que ses spectacles transmettent un savoir profond et une forte sens politique.

Je reste convaincue que aussi le théâtre de Adeline Rosenstein fait du militantisme de manière parfois plus puissante qu’une protestation, qu’une action politique en sens classique. Personellement, aujourd'hui je ne veux pas accepter le sens de culpabilité du théâtre envers le réel. J’ai aimé entendre dans les mots de Tiago Rodrigues et Phia Ménard la conviction que le langage du théâtre et sa forme, aient encore un pouvoir de transformation. J'ai aimé les entendre croire encore, non de manière idéaliste, mais de manière très sincère et concrète, à l’importance d’un discours poétique, théâtrale, artistique, rituel, corporel, imaginatif et révolutionnaire pour résister et agir dans le monde contemporain.





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