L’Odéon en Pandémie, l’occupation hors les murs
« Ce n’est qu’un au-revoir.
Si un jour M. Braunschweig reçoit un Molière, ce ne sera sûrement pas celui du courage politique.
Mais après tout, M. Braunschweig n’est pas notre véritable ennemi. Tant mieux. Aux échecs comme à la guerre, le pleutre est le pire adversaire.
Nous l’avons dit maintes fois, notre intention n’a jamais été d’empêcher la réouverture. Mais nous avons affirmé aussi que nous ne sortirions pas de l’occupation tant que nos revendications ne seraient pas satisfaites.»[1].
C’est par ces lignes que le collectif Occupation Odéon annonce, en date du 23 mai dernier, son départ du théâtre national, lieu qu’il occupe depuis le 4 mars à l’issue de la manifestation du monde de la culture. C’est donc une période de deux mois et demi d’occupation non-stop qui s’achève. Occupation, qui, s’est déroulée, rappelons le, dans un théâtre sans activité artistique en ses murs si ce n’est des répétitions et qui fut le début d'un vaste mouvement d’occupation de d’autres lieux culturels, plus d’une centaine en France, en Belgique et en Suisse[2].
Puisque l'accès au théâtre lui même, contexte oblige, est limité et réglementé aux membres des collectifs ou syndicats dont la CGT en fer de lance, ces lignes tenteront de se focaliser sur ce qui s’est déroulé en dehors de ses murs, soit sur la place de l’Odéon, elle, librement accessible (selon les réglementations en vigueur des confinements et couvre-feu). L’appel initial du collectif[3] fait explicitement référence au mouvement des rond-points en fin d’année 2018; le désir est de faire émerger un lieu de « rencontre, d’échange, de partage ». Sur cette place du chic 6ème arrondissement de Paris, c’est ainsi une « prise de parole libre », en lien avec les occupants, qui est organisée Lors de ces « Agoras des luttes », toute personne peut alors témoigner, porter ses revendications « au delà de la culture », s’exprimer librement (après inscription auprès des animateurs.rices).. Des concerts, des performances dansées ou circassiennes, des lectures de textes, viennent ponctuer, égayer, clôturer les interventions. La culture, objet en tant que tel à part entière, ne monopolise pas les échanges dans ce mouvement qui est, certes, parti des inquiétudes des professionnels de la culture mais qui s’étend largement au delà.
Ainsi en date du 18 mars, y sont célébrés les 150 ans de la Commune de Paris. Des membres des gilets jaunes de Montreuil et de Pantin en rappellent les grandes dates et énumèrent des noms de femmes communardes. Le Temps des cerises y est entonné ainsi que la Semaine sanglante. Toujours à propos de la Commune, une performance se déploie des balcons du théâtre par des occupant.e.s. Lors de cette « Agora spéciale », des acteurs de terrain, n’appartenant pas nécessairement au monde des arts, viendront témoigner des difficultés auxquelles ils sont confrontées, difficultés pas toujours liées à la pandémie. C’est le cas de ce responsable d’un foyer de travailleurs immigrés de Vitry qui pourrait fermer prochainement, ce militant du droit au logement venant faire part du manque criant de logements pour les plus pauvres, cet agent de la RATP dénonçant le harcèlement au sein de l’entreprise publique.
Le 4 avril, devant une assemblée pareillement clairsemée, c’est Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle et négociateur de l’assurance-chômage pour la centrale qui ouvre l’Agora en prévenant des conséquences de la loi indemnisation-chômage[4], avant que les communiqués de la veille (l’Agora avait alors été interdite par la Préfecture) et celle du jour même soient lus par des occupants. Après que des membres du comité de Libération Georges Abdellah aient appelé à la libération du militant libanais pro-palestinien, un élu de l’UNEF prendra la parole alertant sur la détresse étudiante suivi d’un membre de Réseau Education Sans Frontière sur le sort des jeunes migrants sans papiers. Un poème de Léo Ferré sera lu par la suite, des professeur.e.s du département du 78 et du 93 viendront témoigner de la détérioration de leurs conditions de travail depuis l’apparition du virus, constat partagé par une AESH (accompagnante d’élève en situation de handicap) qui évoquera aussi la polémique des derniers jours sur les réunions non mixtes.
Comme peuvent en attester toutes les vidéos diffusées sur le site de Occupation Odéon, ce sont des pans entiers des luttes collectives, des luttes plus ou moins déjà étendues, plus ou moins connues du grand public, qui sont embrassées, dans une grande diversité, lors de ces agoras quasi-quotidiennes.
Les différents agendas militants dans nombre de domaines, l’actualité politique, se retrouvent ainsi sur l’Agora : les luttes féministes sont mises à l’honneur lors de la journée du droit des femmes, une Agora spéciale climat a lieu la veille de la marche pour le climat comme d’autres portant sur les luttes contre les discriminations, contre les violences policières, en solidarité avec le peuple colombien…Tous ces soutiens vont de pairs avec les appels à manifester, pour le 1er mai et sa manifestation habituelle des organisations syndicales, le 23 avril pour l’abrogation de la réforme indemnisation chômage, idem le 22 mai, le 15 mai pour celle, interdite par la Préfecture, en soutien à la Palestine….
Les revendications plus précises d’ordre économiques et sociales (et n'ayant pas trait uniquement au secteur de la culture), celles qui sont portées par tous les mouvements de tous les théâtres occupés sont relayées par une intervention en début de chaque Agora et sur les tracts distribués ainsi que sur leur site[5]. Outre, la prolongation de l’année blanche pour les intermittents, un plan de soutien économique massif aux artistes, c’est l’abandon de la loi sur l’indemnisation chômage qui semble faire office des premières demandes. Cette loi, déjà votée et devant entrer en vigueur le 1er juillet, ne concerne pas les intermittents du spectacle directement mais les travailleurs du régime général enchainant les contrats courts dont les indemnisations devraient diminuer avec des conditions d’octroi plus contraignantes[6].
Que cet épisode visant à faire converger les luttes se soit déroulé devant l’Odéon (à haute porté symbolique) n’est pas sans rappeler certainement la place mouvante, le rôle que le théâtre peut occuper au sein de la collectivité. Les enjeux économiques et politiques de la culture s’articulent avec ceux des autres secteurs impactés par la pandémie et/ou qui connaissaient déjà des difficultés. La vidéo déjà mentionnée et tournée dans l’enceinte du théâtre appelle, d’ailleurs, à un service public de l’essentiel incluant la culture mais pas seulement. Les revendications, les cris de détresse, les appels au sursaut des secteurs de la santé, bien sûr, de l’éducation, des militants écologiques, des associations de terrain, de la culture… se sont mêlées les un aux autres sur ces agoras.
Bien sûr, ce mouvement d’occupation n’a pas rencontré le retentissement médiatique souhaité et les revendications sont loin d’avoir été pleinement satisfaites.
Cela signifie t-il pour autant qu’il aura été vain? Que cette occupation – davantage de la place que le théâtre lui même – n’a pas fait sens ?
Ce parvis de l’Odéon, comme plateau ouvert, avec son théâtre physique comme coulisses n’a t-il pas, durant ces 104 journées, été transformé en caisse de résonance des difficultés, des souffrances, des colères mais aussi des espoirs de ces personnes présentes, ces personnes souvent précaires et démunies, ces « premièr.e.s de cordée », du secteur public, parapublic, associatif ou autres, ces acteurs.rices de terrain dont, pour cetain.e.s, nous parlons peu?
Cette polyphonie de voix avec ses intermèdes musicaux, de chants, de textes, de performances, de cirques, de flash mob… n’aura t’elle pas dessiné un espace-temps ou arts et politiques se sont joints l’un à l’autre formant en substance un objet théâtral, jamais défini à l’avance, démocratique, collectif ?
Dans le dessein des précurseurs du théâtre public en France, comme Jean Vilar, Jeanne Laurent, il n’était pas forcément question de faire de la politique sur le plateau, de porter les luttes sur scènes, d’être militant mais l’objectif demeurait de rendre accessible cet art au plus grand nombre. Lors de ces agoras, les mentions régulières à la Commune avec ses idéaux d’égalités auront-elle poursuivi ce dessein de faire du théâtre en ce début d’année 2021 un lieu populaire et rassembleur et ou chacun.e a eu l’opportunité de prendre la parole, de saisir le micro ?
A l’heure où sont écrites ces lignes, les occupant.e.s sont parti.e.s d’eux.elles-mêmes, ne souhaitant pas un bras de fer avec la direction lors de la réouverture des salles. Et les représentions prévues ont pu reprendre à l’Odéon ainsi que dans la plupart des lieux occupés. Le mouvement n’a pas pris fin, pour autant, il se poursuit au 104, lieu culturel également mais de toute autre nature que l’Odéon. Reste à savoir si cette expérience se poursuivra dans un autre contexte, avec un retour à « la normale » qui semble se dessiner, dans un endroit par nature ouvert à tou.te.s.
NB: Par ordonnance du 22 juin, le Conseil d’Etat a suspendu les nouvelles règles de calcul de l’allocation chômage prévues dans la loi du 1er juillet.[7]
[1] https://www.occupationodeon.com/ [2] http://www.asso-acdn.fr/occupationodeon/ [3] https://www.youtube.com/watch?v=1H6NtR1RjHU [4] https://www.cgt.fr/comm-de-presse/retrait-de-la-reforme-assurance-chomage [5] https://www.occupationodeon.com/socle-commun-de-revendications [6] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/02/la-reforme-partielle-de-l-assurance-chomage-entrera-en-vigueur-le-1er-juillet_6071697_3234.html [7] "Les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de l'emploi en rendant moins favorable l'indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité"
