Depuis la fermeture des théâtres et des salles de spectacles par précaution sanitaire contre la Covid-19, les artistes tentent de trouver des manières alternatives afin de présenter leurs créations théâtrales devant les spectateurs présents et non pas à distance. Les spectacles numériques étaient assez présents pendant cette dernière période, sauf que le corps vivant des comédiens et des spectateurs, ainsi que l’espace commun et partagé pendant la représentation sont deux éléments manqués à cause de la numérisation. Etant donné que le corps des comédiens et des spectateurs sont présents derrière les écrans, ils ne partagent plus le même espace pendant la représentation.
On peut distinguer quelques artistes qui s'inspirent par ce questionnement du corps présent dans un espace commun, au sein de leurs créations à distance, comme l'artiste Julien Daillère dans son projet Le Centre Dramophonique National Le Allo. Il crée des spectacles à travers des communications téléphoniques, pendant lesquelles il demande aux spectateurs d’associer des objets comme du sel, un verre d’eau, les poser sur une table en précisant la mise en scène de ces éléments par rapport à leurs corps dans l’espace. Les deux consignes principales de son spectacle se basent sur la parole et le geste théâtral : les spectateurs répètent après lui le texte en imitant sa voix et en effectuant les gestes corporels qu’il leur propose. Ce processus inédit donne l'occasion aux spectateurs de vivre l'expérience d'un spectacle à travers leur propre corps, guidés et orchestrés par les propositions et l'imaginaire du metteur en scène. Julien Daillère a profité du fait qu'il parle roumain pour lire le texte dans une langue étrangère aux spectateurs, afin d'affirmer le fait qu'ils jouent des personnages autres que leurs propres personnes.
On repère d'autres artistes dans différents pays, qui ont réussi à créer des spectacles vivants en gardant le concept de la rencontre dans un espace commun, où le spectacle devient une occasion de rencontre entre les citoyens. Ces artistes ont réalisé des rencontres théâtrales comme un acte de résistance ou comme un acte qui questionne la situation sanitaire que notre société vit actuellement.
La rencontre théâtrale comme acte de résistance
· Spectacle en espace public à la place des articles commerciaux
Les œuvres artistiques en espace public laissent donc des traces mémorielles bien plus que des traces matérielles. Cette notion de la trace est essentielle, puisqu’elle incarne la mémoire collective et sociale d’un moment de partage dans un espace donné. Les artistes cherchent à travers le spectacle à stimuler les sens et les émotions rattachés aux lieux, pour les enrichir d’un nouvel imaginaire. Alors que la modernité et la commercialisation ont tendance à lisser les espaces publics et à les vider de leurs contenus symboliques, de nombreux artistes cherchent à réveiller ces espaces, à réactiver leur charge symbolique. En même temps, ils défendent un art qui s’adresse à tous, sans se limiter à des publics avertis ou privilégiés.[1]
I. Spectacles derrière les vitrines
Le dimanche 11 avril 2021, notre attention est attirée par les deux comédiens Isabelle Cagnat et Etienne Coquereau qui jouent Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable derrière la vitrine de la bijouterie Macon & Lesquoy du 10ème arrondissement. Une pièce mise en scène par Frédéric Cherboeuf et adaptée d’un livre d’Hervé Le Tellier[2]. Malgrè qu’ils ont déjà joué ce spectacle plusieurs fois depuis 2011, ils acceptent de le présenter derrière la vitrine de la boutique, après la proposition venue de la part Marie Macon, co-créatrice de la marque Macon & Lesquoy. « On a été ouvert en pointillé cette année, et depuis un moment, je me disais qu’il faudrait utiliser toutes ces vitrines fermées », se remémore Marie Macon[3]. La boutique a proposé aussi une version numérique du spectacle en présentant le spectacle en direct sur son compte Instagram.
Le spectacle présente des scènes de la vie intime d’une couple. D'après ce qu’il déclare Frédéric Cherboeuf au Parisien, le fait de présenter cette intimité derrière une vitrine transparente, ajoute un rôle de voyeur au spectateur. « Derrière la vitre, ils seront comme les artistes, confinés mais vivants quand même, c’est une opération de survie aussi » estime Frédéric Cherboeuf[4].
Le respect des gestes barrières et des interdictions sanitaires comme le rassemblement de six personnes maximum dans les espaces publics et la distanciation entre les personnes dépendait à la responsabilité des spectateurs : « L’expérience a déjà été menée, cet hiver à Ivry, notamment, par le Théâtre El Duende qui proposait des formes courtes d’environ 5 minutes. En Floride aussi, à Miami, où sept boutiques avaient été transformées en scènes éphémères ». [5]
II. Spectateurs derrière la vitrine
En septembre 2020 avant la fermeture des salles de spectacle ainsi que la fermeture des commerces, la compagnie Les Harmoniques du Néon a créé un spectacle dans lequel la place des spectateurs se trouve derrière la vitrine, fait qui paraît comme un contre-exemple du spectacle référé précédemment.
La compagnie composée par Anne-Laure Pigache et Anne-Julie Rollet propose aux spectateurs de se positionner derrière la vitrine pendant une quarantaine de minutes et d'assister ainsi à ce qui se passe dans la rue. À travers le cadre de la vitrine on regarde les passants, le tram, les voitures, les vélos, les trottinettes, la vie de la rue qui est à la fois « poétiquement amplifiée par les propositions sonores et performatives des artistes »[6]. « Ce qui fait jeu c'est le quotidien et la scénographie qui s'opèrent dans l'espace de la rue, et c'est la perception qui la façonne et qui en fait une représentation. (…) Cette rue ou le passant devient un personnage, le bruit d'un vélo une musique… cet espace de jeu qui devient selon nos désirs, un théâtre, un cinéma manuel , une musique du réel… »[7].
De l’autre côté de la rue, les passants peuvent avoir conscience de leur rôle de comédiens en regardant les spectateurs qui les observent à travers la vitrine. Ce spectacle altère et fait vibrer l'espace public, pendant que le « regard est invité à l'écoute » et « l'espace du dedans est consacré à l'écoute de l'espace du dehors »[8].
III. Spectacles par livraison
En Italie, les comédiens prennent le casque des livreurs et les plats du restaurant, afin de livrer aux gens des spectacles à la place de la nourriture. Michela Cesaretti Salvia à Rome, la compagnie Kepler à Udine et à Cervignano, ainsi que Roberta et Marica à Milan.
Roberta Paolini et Marica Mastromarino ont effectué cette initiative en livrant ce qu'elles appellent la "Pilule de Théâtre". Leur initiative vient suite à un appel d'un acte de résistance de la part du comédien Ippolito Chiarello : « Répondre à la crise sanitaire en réaffirmant la fonction fondamentale de l’art : soigner et nourrir. C’est le mot d’ordre du comédien italien Ippolito Chiarello, qui a lancé la version "delivery" de son Barbonaggio Teatrale, en novembre 2020, appelant toute la profession à créer partout des Unités spéciales de continuité artistique (Usca) pour faire face à la fermeture des théâtres »[9]. Le spectacle était un article à consommer, comme la nourriture.
Les ‘’pilules de théâtre'' se livraient au début en accompagnant des colis alimentaires qui étaient livrés tout seul de base aux pauvres pendant cette crise sanitaire par Maria Mastromarino avec le collectif la Brigata Franca Rame. Ensuite chaque spectacle était sur commande et le règlement est effectué par des dons. Les spectacles étaient présentés dans un menu comme les menus des restaurants. Dans ce menu les spectateurs trouvent trois propositions des extraits de leurs répertoires respectifs, ainsi que le public peut proposer un texte à lire. La durée du spectacle est de 30 à 40 minutes maximum qui a lieu dans les cours de l’immeuble des commandeurs de spectacle, dans les jardins et les espaces publics. De bouche à oreille, elles ont reçu un grand nombre d’appels et environ 50 menus étaient livrés de leur part, dès le 6 décembre 2020 jusqu'au 29 janvier 2021.
Michela Cesaretti Salvi, une autre actrice qui travaille dans le même projet témoigne : « On croule sous les mauvaises nouvelles et les gens encaissent moralement avec difficulté. Plus ça dure et plus cette situation d'urgence permanente est pénible à gérer. La santé, c'est plusieurs choses à la fois. L'état d'esprit est important. C'est pour cela que ce contact théâtral, cette dimension poétique et musicale, tout cela est fondamentale dans cette crise »[10]. Ce qui indique l’importance du théâtre chez le public, comme chez les comédiens : « Entendre les gens nous dire que le théâtre leur manque beaucoup, nous a surprises et émues. Nous sortions de mois très durs, sans travail ni vrai soutien de la part des institutions, qui semblaient nous considérer comme "sacrifiables" »[11].
· Spectacles Clandestins
Le dimanche 14 mars 2021, une trentaine des spectateurs se réunissent de bouche à oreille pour regarder un spectacle dans un hangar dans le département du Gard. Le nombre de spectateurs dans la salle était le même que la jauge des personnes qui pouvaient se rassembler dans une église. Dès l’entrée des spectateurs jusqu’à leur sortie, le porte du masque était bien respecté par tout le monde afin de ne mettre personne en danger.
Le spectacle, joué par trois comédiens, raconte la révolte pour la première fois en France (1910) des enfants maltraités dans un orphelinat, qui gagnent un procès contre des adultes. Selon les membres de cette compagnie, la rencontre entre les comédiens et les spectateurs était un élément nécessaire pour leur jeu : « C'est un muscle chez l'artiste, le contact avec le public. Si on le perd, il s'atrophie", confie Nicolas, l'un des comédiens »[12]. Les spectateurs ont pris le risque de venir dans ces conditions, où à tout moment ils peuvent être confrontés par la police et recevoir une amende, ce qui indique l’importance chez les spectateurs d'assister ce spectacle.
La compagnie a diffusé sur Franceinfo leur intention de présenter d'autres spectacles clandestins. Il s'agit de rencontres théâtrales qui questionnent la situation sanitaire et viennent effectuer un acte de résistance, soufflant ainsi un peu de vie chez le public.
La rencontre théâtrale comme un acte questionnant la situation sanitaire
·Spectacles participatifs
Le théâtre peut être un moyen de lutte contre l’épidémie ayant comme outil l’éducation populaire, ce qui était le cas du spectacle participatif Virus, qui sous forme d’un jeu, questionne la gestion d’une crise pendant une épidémie. Virus est un projet lancé en 2018 par Yan Duyvendak, artiste performeur et metteur en scène suisse, en collaboration avec le docteur Philippe Cano et les « développeurs de jeu professionnels, Théo Rivière et Corentin Lebrat du collectif Kaedama »[13].
Le projet était organisé avant l’épidémie de Covid-19, inspiré suite d' « une conversation en 2017, avec un ami (de Yan Duyvendak) médecin marseillais, qui faisait des simulations pour un projet de la Communauté européenne pour entraîner les autorités à réagir à une pandémie. C'était destiné surtout à des pays d'Afrique occidentale, après la crise Ebola. (...) Les membres de gouvernements, les économistes qui étaient conviés étaient les "joueurs" »[14].
Le déroulement du jeu-spectacle participatif est le suivant:
Il y a plusieurs groupes guidés par les comédiens qui portent des gilets avec des couleurs différentes afin de pouvoir identifier chaque groupe. Ces groupes présentent des responsabilités différentes comme la sécurité, l'économie, la santé, la recherche, la population, etc. Chacun des spectateurs-joueurs choisit le groupe qui l'intéresse pour jouer avec son casque de responsabilité, sous condition que tous les groupes aient le même nombre de participants et le groupe de la population soit le plus peuplé.
Trois phases d’épidémie était précisées pendant le spectacle:
1) Le virus est encore à l'étranger et il faut préparer son pays pour son arrivée.
2) Le virus est sur son propre territoire, mais l'épidémie n'explose pas encore.
3) Tout le monde commence à tomber malade et mourir.
Pour chaque phase des trois, chaque groupe de spectateurs doit prendre des décisions pour faire face à l’épidémie. Les groupes se réunissent à la fin de chaque phase pour discuter les décisions prises. Ensuite ils « s’orientent vers une des quatre situations finales possibles : fin de l'humanité, état militaire, tribus de différents régimes politiques, retour sans changement à nos sociétés néolibérales »[15].
Ce spectacle permet aux spectateurs de se mettre à la place des autorités pendant leurs prises de décisions ce qui les sensibilise aux conséquences des différentes décisions : « Les gouvernements sont souvent peu ou mal préparés. Que gérer ce genre de situation ne s’apprend pas à l’école. Que souvent, les politiques réagissent intuitivement, avec leurs tripes, qu’ils sont portés par la peur, et que leurs réactions sont influencées par la pression médiatique, les fake-news et qu’ils en oublient parfois les éléments de planification existants. Ou bien ils s’accrochent au cahier des charges de leur fonction »[16].
Sameh Guirguis LABIB
[1] Le MOOC - Créer en espace public, Semaine 1 Création en espace public : vue d’ensemble > Les fondements > Pluralité, http://createinpublicspace.com/creerenespacepublic/, [30/06/2020]. [2] Covid-19. En manque de théâtre, deux comédiens se sont produits dans la vitrine d’une boutique parisienne, https://larochesuryon.maville.com/actu/actudet_-covid-19.-en-manque-de-theatre-deux-comediens-se-sont-produits-dans-la-vitrine-d-une-boutique-parisienne-_54028-4580627_actu.Htm, [31,05.2021]. [3] Faute de théâtre, deux comédiens vont jouer dans une vitrine à Paris, https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/faute-de-theatre-deux-comediens-vont-jouer-dans-une-vitrine-a-paris-09-04-2021-KQO463NYHNBDFB2R7ALR2QPU2E.php, [31/05/2021]. [4] Ibid. [5] Ibid. [6] Pronomade(s) : théâtre sonore derrière la vitrine à L'Isle-en-Dodon Https://www.ladepeche.fr/2020/09/16/pronomades-theatre-sonore-derriere-la-vitrine-9074070.php?fbclid=IwAR0uEK_q8jA9czgi8lzh0YR1n66e5AAkZrubY1O4ts73uEzghPELyU4oQm4, [02/06/2021]. [7] LES HARMONIQUES DU NÉON, http://www.annelaurepigache.fr/les-harmoniques-du-neon, [14/06/2021]. [8] Ibid. [9] En Italie, du théâtre livré à domicile, “une forme de désobéissance civile”, https://www.telerama.fr/debats-reportages/en-italie-du-theatre-livre-a-domicile-une-forme-de-desobeissance-civile-6810902.php, [01/06/2021]. [10] "Teatro delivery" : le théâtre italien "livré à domicile", https://fr.euronews.com/2021/02/28/teatro-delivery-le-theatre-italien-livre-a-domicile, [01/06/2021]. [11] En Italie, du théâtre livré à domicile, “une forme de désobéissance civile”, https://www.telerama.fr/debats-reportages/en-italie-du-theatre-livre-a-domicile-une-forme-de-desobeissance-civile-6810902.php, [01/06/2021]. [12] Théâtre : dans le Gard, des comédiens donnent des représentations clandestines, https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/c-est-ce-que-j-appelle-du-vandalisme-bienveillant-dans-le-gard-des-comediens-donnent-des-representations-clandestines_4334049.html, [30/05/2021]. [13] Carnets de création, Coronavirus : la pandémie gagne la scène, https://sceneweb.fr/actu-coronavirus-la-pandemie-gagne-la-scene/, [30/05/2021]. [14] Yan Duyvendak : « Virus, désormais, c'est la réalité », https://www.petit-bulletin.fr/lyon/theatre-danse-article-68382-Yan+Duyvendak+++++Virus++desormais++c+est+la+realite++.html, [02/06/2021]. [15] Ibid. [16] Carnets de création, Coronavirus : la pandémie gagne la scène, https://sceneweb.fr/actu-coronavirus-la-pandemie-gagne-la-scene/, [30/05/2021].
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