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Des monstres

Updated: Nov 23, 2018

D. I. 2. PARCOURIR L'EUROPE HIER.

Aline César, Agata Luksza, Cecilia Carponi


Thématiques communes : #théâtreeneurope #frontières

Sujets spécifiques : #Monstres #Altérités #fiction


Des monstres.

Entendre le mot comme un miracle. Le « mon » qui s’élève et gonfle avec le « s » qui pointe et souffle son air avant que le « tre » ne le fasse replonger comme un orque sous la surface, laissant à la surface de l'eau les ronds qui marquèrent sa saillie, sa subite et évidente présence ; puis plus rien. La mémoire de l'évènement, peut-être.

Des noms.

Aphra Behn. Sarah Bernhardt. Michel Saint-Denis. Un nom commun alors, qui sonne aujourd’hui comme sorti d’un ouvrage de science fiction ; une « divine » au nom trivial, un peu gras, sauvé par le prénom qui ouvre comme l’or de sa voix ; une élévation chrétienne, dont on verra qu’elle n’est rien que mensongère. La première est autrice, aventurière, la deuxième autrice, actrice, metteuse en scène, aventurière aussi. À coté d’elles un Saint-Denis, metteur en scène et pédagogue pragmatique et audacieux, un copiaux devenu londonien puis strasbourgeois.


De la première on ne sait rien. Angleterre au XVIIe, période bénie pour les femmes artistes, avant l'interdiction pour elles de créer, selon une loi de la Restauration. Un voyage probable au Surinam dont elle rapporte des noms exotiques, où elle nourrit son imaginaire hors normes et foisonnant. Elle est aussi fameuse que pu l’être la seconde qui se met en scène dans chacun de ses rôles entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. L'une comme l'autre sont des travailleuses infatigables, notamment car elles n'ont que la création comme mode de subsistance. En outre, elles tiennent en échec l'histoire positiviste : leurs vies sont irracontables. Et si elles prennent la figure de l’Autre – le monstre, la géante, l’étrangère, la Femme, la juive – c’est qu’elles absorbent l’image que la société leur renvoie : elles sont monstrueuses car elles se monstrent. Femmes publiques, femmes qui exposent leur jouissance d'artistes, elles effraient suffisamment pour être également haïes et admirées à la fois.

L’une comme l’autre ont parcouru le monde, que cherchaient-elles ? La gloire, je n’y crois qu’un temps. Mais après, mais derrière le miroir que la société leur renvoie ?

De l’une à l’autre, en passant par Michel Saint-Denis, le déplacement est un motif esthétique et existentiel : il permet de faire entendre une voix, de développer une démarche particulière.

L’exposé d’Alice César est une opération de visibilisation et d’intensification de la personnalité et de l’œuvre d’Aphra Behn. (voir ici un entretien avec l'artiste https://www.youtube.com/watch?time_continue=1&v=--9gOibDKzc). A travers trois pièces, The Rovers, The second part of the rover, et Le Petit maitre, l’artiste et chercheuse montre comment Behn est originale dans l’exceptionnalité de son tropisme européen, dans le syncrétisme temporel de son imaginaire et dans le jeu des identités sexuées. Les actions se passent en Espagne ou à Naples, avec des Italiens, des Espagnols, des Anglais, dans des villes sans signifiants, où il fait sombre : dans des espaces qui se présentent davantage comme imaginaires. Les identités nationales glissent comme les identités de genre pour faire apparaître des figures hybrides, monstrueuses, à la croisée entre plusieurs strates temporelles où la magie règle le rapport au monde. La géante venue des traditions les plus anciennes (biblique notamment) « exprime l’impossibilité d’être pleinement épanouie à son époque et d’y trouver sa place en tant que femme. Les femmes savantes sont présentées comme des monstres, « anti naturelle », masculines donc monstrueuses » La géante est transgressive, elle brouille les genres, révèle les inégalités. Dans Le Petit maitre, d’autres figures d’héroïnes agissantes se travestissent, haranguent et plaident en faveur du désir féminin.

L’exposé d’Agata Luksza fait étrangement écho à Aphra Behn, partant de la poussière laissée par Sarah Bernhardt dans le sillage de son arrivée puis de son départ de Varsovie : un voile de fumée, entre fantasme et réalité. Des spectacles présentés rien ne nous parvient de tangible. Seuls des résumés de la pièce, ou des célébrations univoques de l'actrice. Souhaitez-vous des détails plus précis sur sa performance ? Point. Entre le positivisme du récit descriptif et le panégyrique, rien! Sarah Bernhardt ? Un mythe, une image répétée. Elle est loin : on la déteste : elle est une femme, française, capricieuse, géniale. Elle arrive à Varsovie et joue : on l’adore, se précipite, mais on ne sait pas à proprement parler ces gestes, ses attitudes, le détail de ce qu'elle produit. Elle dépasse l'analyse. Puis elle repart, et on l’imite. L’aura de Bernhardt est sa science de la distance, faisant mentir Benjamin qui prédisait la disparition de l’aura attachée aux figures sacrées. L'aura de Bernhardt se déplace et se multiple, occupe l’espace et prend le temps. Bernhardt comme Behn répond au besoin d'héroïcisation du féminin, elle accompagne à Varsovie l'émancipation féminine.

Mais ces deux femmes de scène n'en sont pas moins des femmes aux rôles et aux responsabilités multiples, ancrées dans la pratique d'un art au jour le jour, seules à mener leurs trajectoires.

Ainsi est aussi Michel Saint-Denis dont Cecilia Carponi témoigne comme d’un praticien du théâtre marginalisé par l'histoire car pragmatique, développant une technique de l’acteur de plain pied dans un mode de production, faisant sien un héritage sanctifié de ce coté-ci de la manche. Il fonde une école artistique et fonctionnelle qui n’ignore jamais l’acte concret et financier du spectacle.


Ces trois personnalités sont en prise avec leur temps. Elles prennent ensemble tous les aspects de la création et de la production d’un spectacle : rien n’est ignoble, et apprendre un métier c’est en connaître les tenants et les aboutissants, de sa mécanique économique à sa fantasmatique en passant par le jeu des différents rôles tenus et entretenus.

Elles présentent chacune une forme de témérité et renouvellent la pratique de leur art, en toute connaissance du milieu dans lequel elles s’inscrivent. Que le lieu qu’elles créent soit réel, comme dans le cas de Saint-Denis, imaginaire, dans le cas de Behn, hybride pour Sarah Bernhardt, (les mots là sont de trop - pourquoi l'imaginaire ne serait-il pas réel ? il l'est au moins dans ses effets !) elles construisent un site pour leurs énonciations, un troisième lieu qui échappe aux logiques binaires et leur permet d’inventer des formes et pratiques nouvelles, leur manière peut-être d’échapper à l’accolement de l’image de l’Autre, la Femme, l’Exilé. Cela serait une réponse à la raison de leur « déplacement », l’artiste sait qu’ille est toujours ailleurs.


Capture d'écran : Reflecting Pool de Bill Viola, https://www.youtube.com/watch?v=GHdX7sApIMc.


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