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C’était mieux avant? Le Covid-19 comme déconstruction des institutions théâtrales coloniales

En cette période de crise sanitaire, revient fréquemment cette réthorique de l’avant. Nous avons hâte de retrouver les théâtres comme avant, les cinémas comme avant, les musées comme avant. Mais est-ce vraiment souhaitable? Qu’est-ce que l’avant? A qui était-il bénéfique?


L’art est élitiste, il divise, et c’est là sa fonction première[1]. Dans son ouvrage L’Art Impossible, Geoffroy de Lagasnerie revient sur la division imposée par les musées et ce depuis leur création. Les institutions artistiques et les oeuvres qui les constitue seraient donc des systèmes hiérarchiques imposant une différence entre les Uns et les Autres.[2] Apprécier l’art revient à connaître les codes, or la hiérarchie sociale imposée par la division race, class, gender, impose une séparation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, mais aussi entre ceux qui méritent de savoir et ceux qui ne le méritent pas.

C’est un loisir de contemplation, destiné à ceux qui en ont le temps. L’art est colonial, il impose une hiérarchie entre les Uns et les Autres, il n’est pas inclusif. Ainsi le théâtre n’est pas inclusif, les voix des personnes racisées y sont rarement voire jamais représentées[3]. Les institutions culturelles et théâtrales sont encore aujourd’hui relativement blanches. Les statistiques raciales étant interdites en France, il est encore difficile d’avoir un véritable retour sur cette inégalité, cependant le vécu des artistes permet d’exprimer ce clivage. Daïa Durimel, artiste lyrique noire s’exprime dans Décolonisons les Arts[4] et dit : « Je suis encore trop souvent la seule personne non-blanche dans un théâtre de 2500 places! ». Dans le jury des Molières de 2016, sur les 86 nommé.e.s, on ne retrouve qu’une personne racisée. Il y a donc une nécessité de relire cette accessibilité, de relire le passé. Alors, si le Covid a impacté négativement la vie de beaucoup d’artistes et de créateurs.rices, notamment financièrement, il peut également devenir le moyen de casser les codes établis jusque là, des codes qui divisent et qui instaurent cette hiérarchie. Comme les cycles de Schumpeter l'ont défini économiquement, il est nécéssaire de passer par une période de crise pour parvenir à la transformation. Considérons alors le Covid comme cette crise, comme ce moyen de rebâtir ce qui jusqu’à là ne fonctionnait pas, sortir de cette nostalgie d’un passé inégalitaire.


Il est important de noter que des démarches décoloniales avaient déjà été mises en place avant le Covid, notamment par le Collectif Décolonisons les Arts créé à l’Automne 2015. Il s’agit d’un collectif mixte regroupant des artistes et professionnel.le.s de la culture ayant pour objectif une meilleure représentation des artistes racisé.e.s aux postes décisionnaires, dans les programmations, sur les plateaux, les écrans, etc., ainsi que la création d’un nouvel imaginaire déconstruisant les clichés et stéréotypes exotiques liés aux personnes racisées. Dans ce processus de transformation du théâtre, il y a la volonté de relecture des imaginaires, de remise en question des récits dominants et notamment de l’histoire coloniale. Ravi Jain, directeur de la compagnie de théâtre canadienne Why Not[5], s’exprime sur cette question d’un avant fantasmé. C'est une compagnie qui fonde sa démarche artistique sur une volonté de réinventer comment nous racontons les histoires. Alors la question de l’imaginaire est au coeur de cette décolonisation du théâtre, et il parait alors nécéssaire d’utiliser cette crise comme un moyen de transformer ce qui jusque là était acquis. Que ce soit grâce à de nouveaux modes de diffusion, de participation, de conversation, le Covid réinvente l’art, réinvente le théâtre et peut le rendre plus accessible. Il y aurait donc cette nécessité d’aller vers un théâtre politique, qui souvent, a été dévalorisé par l’histoire de l’art, mais qui permet d’apporter de nouvelles esthétiques, et d’aller vers une nouvelle éthique de l’art. Avec ce bouleversement, les artistes décoloniaux prennent le temps de créer de nouvelles manières « savantes, touffues, denses, entrelacées, hybrides et passionnantes[6] » de dire le théâtre. C’est l’occasion de créer un nouveau théâtre, un théâtre qui va de la marge au centre[7].


Le Covid-19 pour repenser le théâtre :


Lorsque durant une interview pour le New York Times, il est demandé à Julia Wissert, directrice générale du Théâtre du Dortmund, si elle s’inquiète que la crise économique renforcée par le Covid-19 influe sur la diversité sur scène, elle répond :


« Our season had been announced when Covid happened. But what it did for us was allow us to rethink the idea of what theater really is. It’s a question of: How do we engage with an audience? What stories are we actually telling? So we used this crisis to go to the city and say, “We’re not going to make money for maybe two years, but we’re going to go out to the communities and create projects that can really engage with people who wouldn’t normally come to the theater”.[8]


Un autre exemple peut être proposé par La New Harlem Production propose du 3 au 16 Mai 2021 The First Stone, une pièce de théâtre qui aborde l’histoire de ces enfants volés à leur foyer et la détermination dont ils font preuve pour parvenir à y retourner[9]. Les thèmes principaux de la décolonisation y sont abordés, réparation, rapatriement, restitution, réconciliation. Cette création décoloniale utilise le Covid comme enjeu de sa création, développant de nouvelles techniques de diffusion, notamment grâce à différentes propositions en ligne, tels que des sessions zooms, mais également des enregistrements. La question du temps, de l’accessibilité n’est plus, ou tout du moins devient moins contraignante, puisque la culture est un loisir du temps, une activité qui demande des privilèges, qui demande une disponibilité de contempler. Grâce à ces expériences en ligne, une traduction en langue des signe en direct est également proposée, permettant une nouvelle fois une plus grande inclusivité, ainsi que des espaces de discussions et de formations. Ainsi suite aux représentations de The First Stone, et ce durant deux semaines, des ateliers sont mises en place par le Justice Forum, revenant sur les thématiques abordées durant la pièce. Une quête de liberté, de considération et d’information est également menée grâce aux différents discours proposés. Le théâtre devient ici par son accessibilité plus politique, engage des débats, relit l’histoire et le présent, il n’est plus défini uniquement par la salle de théâtre majoritairement blanche, le théâtre devient un réseau de parole, de rencontre. Ces nouvelles modalités d’abord imposées par le Covid permettent de penser autrement la création, la relation à l’autre et la rencontre. C’est une nouvelle façon de discuter et peut-être de casser ce rapport de domination qu’il existe entre celui qui est sur scène et celui qui dans le public écoute une parole qu’il ne peut contredire. A travers l’écran, la distance est moindre — même si géographiquement immense — puisque la situation est vécue tous les participants.


Permettre la relecture d’un système instable :


Creating new futures[10], est un manuel, un guide de conduite réalisé par les acteurs de la dance et du théâtre afin de définir nos futures dans ce chaos causé par le Covid-19. C’est un manuel pour repenser sa manière de travailler et se déplacer vers une dynamique plus radicale.


« Because our systems were never working, and we all knew it. They are unsustainable, and we know it. They are inequitable, and we know it. They rely on a scarcity mentality and on the precarious labor of freelance artists working with no safety net. COVID-19 has only revealed what is TRUE. It is time for radical change, to dismantle structures that we have inherited in our field from colonialism/ slavery/ capitalism/ neoliberalism and to rebuild ».


Ce processus commence par la volonté de regrouper les peurs, les inquiétudes et les visions des artistes du spectacle vivant, lorsque face à la crise sanitaire le quotidien est remis en question. Karen Sherman, autrice américaine luttant pour le droit des femmes au sein de pays en guerre, récolte les témoignages des artistes au lendemain du début de la crise, et essaie de créer des catégories, de comprendre les mal-êtres de ces dernier.e.s, de comprendre pourquoi le ”maintenant” n’est pas bien, mais surtout pourquoi ”l’avant” n’était pas mieux. Dans ces témoignages, capitalisme, classe et racisme forment un noeud indétachable.


« We’ve all known all along that things weren’t working - not just artists but presenters, funders, administrators, crew…. We were feeling it, living it, talking about it with those we trusted most. »


Alors cette crise sanitaire se présente comme une source de changement, que ce soit socialement, notamment avec les manifestations suites à la mort de George Floyd en 2020, avec l'occupation des théâtres en France depuis le début du confinement . Les voix se font entendre pour la création d'un nouvel imaginaire, pour une déconstruction du monde dans lequel nous évoluons. Il devient nécessaire de sortir des carcans imposés afin de parvenir à une réelle liberté de création. Utiliser le Covid à bon escient pourrait permettre d'un avant corrompu pour évoluer vers un art de la scène plus égalitaire et divers[11].




[1] DE LAGASNERIE, Geoffroy, L’Art impossible, Puf, 2020



[2] DELPHY, Christine. Classer, dominer, qui sont les Autres, Paris, Editions La Fabrique, 2008



[4] Collectif, Décolonisons les Arts!, sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury et Françoise Vergès, Paris ,L’Arche, 2018.



[6] BACHELOT NGUYEN, Marine. « Décoloniser son théâtre à tâtons », Tumultes, vol. 48, no. 1, 2017, p. 127-140.


[7] HOOKS, bell, De la marge au centre, Cambourakis, Théorie Féministe, 2017.






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