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Bellinck et le malaise des symboles

Updated: Nov 23, 2018

Ouverture : Thomas Bellinck

A.I.I : Construire un théâtre européen / constructing a european theater

Bernard Faivre D'Arcier

Thomas Bellinck présentait pour l’ouverture du colloque son exposition « Domo de Eŭropa Historio en Ekzilo », Maison de l’Europe, histoire en exil (en espéranto), qui se situe entre le musée, l’installation in situ, et l’ expérience immersive. Son approche théorique est influencée par l’idée de dispositif décrite par Agamben (cf qu’est-ce qu’un dispositif), c’est-à-dire qu’un système inventé par les hommes, comme l’Europe, qui articule et rend interdépendants plusieurs acteurs, puisse prendre le dessus et les contraindre, et qu’il s’agit de profaner et d’en souligner avec humour les dysfonctionnements. Sa méthode se regroupe sous le concept de spéculative documentary, c’est-à-dire une hypothèse de la pensée inspirée du réel dans « l’impossibilité d’une réalité objective » pour traiter « l’écart (gap) entre la réalité et la représentation ». Ce qu’il nomme un « pré-enactement », un geste documentaire qui acceuille l'incertitude est « un faux musée labyrinthique » qui aurait lieu dans le futur sur une Union Européenne désormais dissoute. Le musée présente un passé à peine remodelé, relatant le Brexit, l’élection de l’extrême droite autrichienne et parodiant les nombreux dysfonctionnements de l’institution européenne.

L’exposition, qui tourne depuis cinq ans dans plusieurs pays d’Europe, suscite des réactions parmi les intervenant qui sont nombreux à l’avoir vue. Celle de Bernard Faivre d’Arcier (ancien directeur du festival d’Avignon) est frappante dans la mesure où elle étend le domaine de l’expérience intime du spectateur à une interprétation politique :

« L’humour noir de Thomas Bellinck dessert par son excès de pessimisme la question européenne. On a l’impression que de l’Europe on retient que les défauts. Il faut aussi voir la mise en condition du visiteur : seul et perdu dans l’exposition, il se trouve écrasé par un sentiment d’impuissance et de désespérance. L’exposition ne présente plus aucune percée poétique ou imaginative. »

Cette proposition révèle à quel point les sentiments relatifs à l’Europe se configurent dans la sensibilité, les images-motrices, l’infra-rationnel que Thomas Bellinck vient troubler, agiter et critiquer.

Ce qui me surprend, c’est la manière dont à l’ironie ou l’humour noir on oppose l’optimisme ou l’espérance, bien que Bernard Faivre d’Arcier ait pu nous exposer la réalité des échanges et coproduction qui ont rendu célèbres voire « starisés » certains artistes comme Krystian Lupa ou Roméo Castellucci. Il faut dire que la plupart du temps, quand on demande à évaluer ou comprendre les mécanismes de l’UE, on tend à nous opposer des symboles comme son drapeau d’inspiration chrétienne (« son créateur, Arsène Heitz, fervent croyant a raconté qu’il s’était inspiré de la médaille miraculeuse de la vierge Marie, entourée de douze étoiles d’or »[1]- ), la 9ème symphonie, et l’importance des bébés Erasmus. En fin de compte la considération générale du projet européen, dans ses aspects rationnels, économiques et politiques, semble quelque peu absente de la réflexion.

Cette volonté de symbole est décidément déroutante, car dans quel marécage culturel ou flou sémantique s’aventure-t-on en voulant subsumer autant de cultures ? Le besoin même d’imagerie, de produire un liant visuel et sonore officiel est complètement accessoire et fait écran sur un fonctionnement opaque et réservé aux initiés. Plus dangereux encore, il tend à légitimer une culture « européenne » comme la seule expression de cette aspiration collective. Thomas Bellinck saborde ce tissu, passe à la soude les lobbyistes de Bruxelles en enfermant leur cartes dans des boites de cabinet de curiosité coloniale. Et de l’autre côté, même si certaines critiques imaginées par ce lieu sont univoques et grinçante, et qu’elle va dans le sens du scepticisme ambiant, n’y a-t-il pas un risque de dévoyer une expérience artistique en l’interprétant uniquement dans le faisceau d’un ethos politique ? J’ai remarqué cette ambiguïté dans le colloque, entretenue aussi bien par les artistes aux pratiques engagées et aux prises de position fortes, que par les théoriciens à la recherche de sens politique : on supporte mal l’ambivalence, l’écart, l’entre-deux, la gêne sur la question européenne. L’Europe nous urge de clarifier nos positions et résiste à son décentrement.




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